La contre-révolution des arts dans le pays des Mollahs
Les femmes, comme les hommes, apprennent u00e0 jouer de la musique du00e8s leur plus jeune age

Bienvenue au cœur de la vie culturelle et artistique des Iraniens. Une vie qui s’érige tous les jours un peu plus face à un obscurantisme imposé par une minorité : les gardiens de la révolution.    

Par Houda Chaloun 

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Crédit photos - Houda Chaloun

C’est au Parc des Artistes à Téhéran, que j’ai fait mes premiers pas dans le pays et une première découverte d’un peuple qu’on juge sans vraiment connaitre.  Dans ce parc, artistes et visiteurs affichent, publiquement et sans complexes, la nature contestataire de la mouvance culturelle du pays. Les tchadors des mausolées disparaissent et laissent place à des looks raffinés et parfois extravagants. Les foulards colorés des jeunes filles cachent à peine les chevelures et se mêlent souvent dans une belle harmonie aux mèches colorées en rose ou en bleu. Les hommes arborent des looks plus décontractés, des cheveux longs, des babes stylées et des t-shirts à l’effigie de célèbres révolutionnaires.

Quelque chose se passe dans ce parc et dans beaucoup d’autres à travers le pays, dans les centres culturels, les cafés et parfois même dans la rue. Une révolution, ou plutôt une contre-révolution. Celle subtile et persistante révolution des arts. Une contre-révolution qui manifeste son droit à exister et à s’exprimer librement, faisant parfois fi des interdictions, imposées par les mollahs, de la manière la plus ostentatoire.

La musique iranienne, une tradition qui se transmet en famille

Rares sont ceux qui ne jouent pas d’un instrument de musique en Iran. « La musique traditionnelle se transmet comme un héritage familial. Il n’y a pas une seule maison en Iran où on ne trouverait pas un instrument de musique », m’avait confié Simac.  Ce fut lors d’une de mes premières rencontres avec des artistes iraniens. J’ai été invitée par Simac et ses amis dans leur école de musique et studio d’enregistrement à Téhéran pour les voir jouer.

J’avais décidé, avant mon arrivée en Iran, de ne jamais aborder directement des sujets politiques avec les iraniens. Je ne voulais pas les mettre mal à l’aise. Je désirais, surtout, me donner à moi-même une chance pour ne pas verser dans les préjugés.

[caption id="attachment_31233" width="528"] Les soirées iraniennes, toujours une occasion pour jouer de la musique entre amis[/caption]

Pendant cette première soirée avec Simac et ses amis, j’ai essayé, alors, de ne parler que musique. Mais quand les Iraniens parlent de leurs arts et de leurs passions, ils finissent toujours par aborder la question de la liberté d’expression. Ils finissent toujours par exprimer un ras-le-bol de la situation économique et politique du pays, sans vraiment verser dans le fatalisme.

Dans le timbre de leur voix, à la fois passionnées et sereines, et leurs yeux pétillants d’espoir, on décèle, rapidement, une détermination à trouver cette liberté, ardemment désirée, autrement qu’en combattant directement le système. « La vie en Iran ne se fait plus dans l’espace public. Nous avons nos esprits libres pour créer et notre scène underground pour nous réunir. Les enfants qui viennent apprendre la musique dans cette école, apprennent surtout la liberté ! », m’a confié Peymen, un photographe dont les sujets photographiques sont souvent les tranches économiquement défavorisées de la société iranienne.

Il m’a été donné, par la suite, et à maintes reprises, dans des rencontres avec d’autres artistes ou simplement à travers l’observation du quotidien des Iraniens, de constater l’attachement de ce peuple à ses traditions musicales. Les instruments de musique ont leur place spéciale dans toutes les maisons. Les soirées iraniennes ne se passent presque jamais d’une jam-session entre amis. Les femmes aussi bien que les hommes apprennent très jeunes, auprès de maitres ou dans des écoles, à jouer d’un ou de plusieurs instruments.

[caption id="attachment_31234" width="578"] Les femmes, comme les hommes, apprennent à jouer de la musique dès leur plus jeune âge.[/caption]

Faizeh, la fille ainée de ma famille hôte à Téhéran, est peintre et virtuose du Tambûr, un des instruments traditionnels les plus joués dans le pays. Faizeh joue de son Tambûr comme qui caresserait un rêve ou un amant dévoué. Elle le fait à toutes les occasions, mais a tout de même refusé que je la filme. « Publier une vidéo de moi jouant de la musique, même chez moi, risque de me créer des problèmes », s’était-elle justifiée.

Il est vrai qu’en Iran, les stations radios locales ne diffusent pas de chansons chantées par des femmes, mais les voix féminines s’entendent partout, dans les maisons, les taxis et surtout la scène mouvementée de l’underground iranien.

Au-delà de cet engouement qu’ont les Iraniens pour la musique, ils sont - et à une grande majorité - versés dans les arts de tous genres.

Partout où je suis allée, j’ai souvent posé la même question à tous ceux que je rencontrais « De quel instrument joue-tu ? ».  Quand je n’ai pas une réponse évoquant le nom d’un instrument traditionnel, j’ai souvent des réponses telles que celle-ci : « C’est mon frère qui a appris de mon père. Je joue de la guitare, mais ma vraie passion est la photographie », a répondu Ahmad à ma question, avec une voix à peine audible et un brin de honte. C’est un jeune chauffeur de taxi à Téhéran.

Arts visuels en Iran : une contestation voilée

[caption id="attachment_31235" width="499"] Rencontre avec des artistes peintres dans un atelier à Téhéran[/caption]

Dans son atelier de peinture sis dans un quartier chic de Téhéran, Firouzeh m’a reçu chaleureusement comme c’est le cas partout en Iran. Je lui ai avoué d’emblée que ma démarche est de parler surtout d’arts, pas nécessairement de politique. « En Iran, tu ne peux dissocier les deux. Alors que mes propres travaux n’ont en apparence rien de politique, tout le message que je voudrais transmettre l’est ! ». Firouzeh travaille sur une représentation contemporaine et dynamique des symboles et transcriptions antiques retrouvés sur des sites historiques et des livres anciens. Son objectif est de rappeler à ses contemporains la grandeur d’antan, dans une optique de faire revivre l’espoir sur la base d’une idée : « Les fondements de la création et de la beauté n’ont jamais quitté les Iraniens et si, aujourd’hui, la situation est telle qu’on ne peut toujours s’exprimer librement, rappelons-nous qu’il n’y a que le changement de permanent. »

[caption id="attachment_31236" width="563"] Matissa : "Il m’aurait fallu une seule collection de figures féminines, un tant soit peu dénudées, pour que mon exposition soit interdit”[/caption]

Les travaux de Firouzeh ne sont pas explicitement contestataires. De ce fait, elle n’a jamais eu de problème à exposer ses œuvres en Iran. Ce n’est pas le cas de sa collègue Matissa qui, elle, a été interdite d’exposer des toiles revendiquant une certaine liberté sur le corps féminin. « J’ai toujours pu exposer en totale liberté ici, ayant fait mes études à l’université d’arts de Téhéran et toujours vécu et travaillé en Iran. Il n’a fallu qu’une seule collection de figures féminines, un tant soit peu dénudées, pour que mon exposition soit interdite ».

Si Matissa s’est vu interdire d’exposer des toiles figuratives n’ayant vraiment rien de choquant ailleurs, il y a, aujourd’hui en Iran, un artiste qui transgresse tous les interdits.

[caption id="attachment_31237" width="680"] Graffiti de Black Hand exposé dans une galerie de Téhéran[/caption]

Black Hand, appelé aussi le Banksy Iranien, est un artiste graffiti anonyme, devenu célèbre depuis 2014. Cette même année un graffiti, portant sa signature et montrant une femme en tenue de sport tenant haut une bouteille de liquide lessive, avait apparu sur un mur de Téhéran. Ce graffiti a été à l’origine d’une large campagne en Iran contre l’interdiction des femmes des terrains de foot.

Lors d’une journée de tour des galeries à Téhéran avec Kasrah, architecte, activiste culturel et propriétaire d’une galerie d’art, nous avons pu assister à une exposition de Black Hand. Les graffitis exposés ne sont nullement implicites. Des figures d’hommes et de femmes en manifestations. Des visages muselés. Des instruments de torture…

« Il ou elle, est toléré(e) par les gardiens de la révolution, même pour ses travaux les plus contestataires. Son engagement pour la Palestine est apprécié par les autorités et elles lui accordent, du coup, quelques égards », affirme Kasrah.

De l’art pour soigner l’âme

Khashayar et Maryam. Il est architecte.  Elle est médecin, professeur à l’université de Téhéran et chercheuse en médecine traditionnelle perse. La passion qui les unit est celle de l’harmonie. Une harmonie du corps humain avec la nature pour Maryam et celle de l’esprit humain avec son environnement et son habitat pour Khayshayar.

[caption id="attachment_31239" width="578"] Khashayar et Maryam dans leur maison à Téhéran[/caption]

Alors que je suis partie les voir pour que ce dernier me parle de ses travaux de restauration de bâtiments historiques dans les anciennes villes iraniennes, je me suis retrouvée en train de l’écouter jouer du tombac, un instrument qu’il a appris dès l’âge de 10 ans. Khayshayar m’a alors principalement entretenu de l’influence du soufisme sur la musique classique iranienne post-révolution.

« Le besoin de transcender les règles strictes établies par les gardiens de la révolution, les règles de la Shari’a, s’est nourri des pratiques spirituelles des Tariqah soufies. Les Iraniens jouent de la musique aujourd’hui pour soigner leur âme».

[caption id="attachment_31240" width="486"] Les iraniens jouent de la musique aujourd’hui pour soigner leur âme.[/caption]

Dans son approche de l’architecture, également, Khayshayar cherche à soigner les maux de l’âme. Il l’appelle « healing architecture ». Une approche qui revendique de mettre en harmonie les quatre éléments : l’eau, l’air, le feu et la terre, pour offrir à l’Iranien un habitat qui l’aide à se connecter et à se réconcilier avec sa nature profonde et celle du monde qui l’entoure.

Une réconciliation que cherche encore Nima, photographe primé, qui avait passé plusieurs années en asile psychiatrique et vécu pendant deux ans dans la rue. C’est chez sa grand-mère qu’il m’avait reçu.

« Il me faut absolument partager mon expérience. Le partage est mon seul véritable remède ». Son expérience, il la qualifie de « fuites conscientes vers d’autres mondes plus réels », un besoin d’échapper à un environnement oppressant qui ne peut le comprendre et qui l’a mené à découvrir en lui-même « le fils de Dieu ». « Ce sont des expériences mystiques qu’on a souvent prises pour de la folie pure. J’ai été amené à vivre la sensation d’être l’univers en sa totalité et un co-créateur avec Dieu. Ce ne sont pas des choses que je peux exprimer avec les mots, ni librement, mais seulement avec la photographie ». Et les travaux de Nima sont déroutants. Des grains de sables qui prennent tantôt la forme d’un fœtus, tantôt celle d’une galaxie…

Le pays de Hafez avant d’être celui de Khomeiny

J’imaginais, comme beaucoup d’autres, les Iraniens versant dans une pratique religieuse stricte et conservatrice. J’ai rapidement découvert une spiritualité à fleur de peaux, même si beaucoup de mes interlocuteurs se déclarent athées.  La spiritualité est exprimée à travers la poésie, la musique et les arts visuels. Pour Khayshayar, Nima, Kasrah, Faizeh, Peyman et une majorité de ceux que j’ai croisés lors de mon voyage de deux mois dans le pays, l’art est un outil de communication avec une force supérieure. Leur seule échappatoire. Une rébellion bouillonne en chacun. La vie, pour eux, n’est pas censé être régie par une entité auto-proclamée guide et gardienne de leur liberté. Ils ont alors décidé de combattre l’obscurantisme par la beauté. Dans les bibliothèques, soignées et aimées, présentes dans toutes les maisons iraniennes, s’entassent les recueils de poésies, les livres d’histoires, les grands classiques traduits en persan, etc. Mais sur la première étagère, comme un empereur, trône toujours le Diwan de Hafez Shirazi.

Ce même Havez qui avait dit :

Va dévot, et ne donne pas tort aux ivrognes :

boire est leur destinée, et ils n’y peuvent rien !

Pour moi, je bus ce qu’Il versa dans ma coupe

Que ce fut vin d’ivrogne ou vin du Paradis  

Dans le quotidien, j’ai eu très souvent à écouter des Iraniens clamer subitement des vers de Hafez qu’ils apprennent par cœur. En leur cœur vivent encore Hafez, Khayyam et Rumi et dans leur quête de liberté persiste toujours l’idée d’un derviche voyageur, Shams-e-dine Tabrizi.

Shams, cet homme qui avait sillonné l’empire perse à la recherche de son compagnon spirituel Rumi, pour lui transmettre un message important : ce sont les règles de l’amour qui font l’Homme et non pas celles d’une religion. Parmi ceux que j’ai rencontrés en Iran et qui m’ont convaincu de l’imminence d’un changement profond dans la société iranienne, Ali-Reza.  Comme Shams, Ali-Reza ne croit qu’en les règles de l’amour et de l’amitié. Ce restaurateur d’objets d’art, co-fondateur d’un groupe de recherche sur les traces des routes de la soie et cycliste passionné, est bien connu au-delà des frontières iraniennes. Il ouvre sa maison aux cyclistes occidentaux, nombreux, qui traversent l’Iran pour leur transmettre son message à lui

« Friendship has no border ».

Ali-Reza est joyeux et serein. Son grand sourire au visage, il m’avait annoncé : « Un jour, l’Iran reviendra à ses sources, les frontières tomberont et l’amitié vaincra ».

[caption id="attachment_31241" width="536"] L'amitié n"a pas de frontière.[/caption]

Le jour où je quittais Téhéran, je me suis rendue une dernière fois au Parc des artistes. Une femme s’y promenait sans son voile.  Il y a quelques jours, j’ai vu cette vidéo, devenue virale, d’une jeune femme jouant de la musique et chantant en duo avec un homme dans une rue de Téhéran.

Il se passe vraiment quelque chose en Iran…


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