Une chronique « inutile »
Par AbdejlilnLahjomri, Secru00e9taire perpu00e9tuel de lu2019Acadu00e9mie du Royaume

Les lecteurs qui me font l’amitié de lire ces quelques lignes hebdomadaires m’excuseront si je reprends, ici, ce que j’avais écrit en d’autres temps, d’autres lieux à propos de ce genre de chroniques. Un essayiste n’avait-il pas affirmé « qu’il n’y a rien de plus inédit que ce qui a déjà été publié » ; une affirmation qui m’autorise à user de ce type de redite.

A des amis exigeants, qui critiquaient avec pertinence la « densité langagière » et la « surcharge » en citations de ces chroniques qui décourageraient la lecture la plus bienveillante, je répondrai qu’elles sont inutiles, et leur demanderais, sans prétention aucune, qu’ils acceptent que je fasse mienne la réponse que S. Beckett a faite à un lecteur qui lui posait la question suivante : « Pourquoi, écrivez-vous…, maître… ? – Je ne sais pas faire de l’argent… répondait-il …Alors je fais des livres. – Et que disent les livres… grand maître ? – Disent RIEN. Mes amis m’abandonneraient-ils et ne lireraient-ils plus ces chroniques si je leur avouais qu’elles non plus ne me disent rien et que si elles disent toutefois quelque chose, c’est qu’elles disent l’éphémère, l’air du temps, l’écume des jours ?

Christian Bobin, discret poète français contemporain apostrophait ainsi Guillaume Apollinaire, dans un livre qu’il intitulait « Un livre inutile » « Guillaume… Guillaume… la poésie... c’est inutile ». Il imaginera comme réplique de l’auteur d’Alcools la réponse suivante : « C’est pour cela qu’elle est utile ».

Ce serait donc paradoxalement grâce à son inutilité que la littérature est utile et que ce serait grâce au « divertissement » qu’elle est plus que nécessaire. Mes amis l’auront compris, je fais bien sûr allusion au divertissement « pascalien », beaucoup plus qu’au divertissement facile de la modernité passagère. Les références à tel ou tel écrivain, à tel ou tel penseur qui émaillent ces chroniques ne sont pas une concession à l’intellectualisme dont se parent parfois certains essayistes. C’est une défense contre cette même modernité qui facilite et encourage le recours au plagiat et au faux. Les articles sont nombreux, dans nos publications qui puisent dans ces instruments modernes du savoir des citations d’œuvres qui n’ont été ni lues, ni consultées, ni méditées.

C’est plus difficile en effet de faire en sorte qu’elles épousent la texture de la chronique et sa visée. Si elles ont une qualité qui les rendrait toutefois éligibles à une lecture amicale, c’est qu’elles sont courtes. En moins de 800 mots, qui devraient être justes et convaincants, il faut que l’essentiel ait été dit, parce que tout va vite et que le lecteur le plus indulgent ne tolérerait ni pesanteur, ni longueur, ni digression. L’ennui est l’ennemi de toute lecture. Et même quand le lecteur veut faire une pause dans le vertigineux brouhaha de la vie quotidienne, la pause ne devrait durer que l’espace d’une chronique. Susciteraient-elles au cours de cette pause la plus anodine des curiosités, cela serait une victoire des mots sur la dureté des êtres et des choses.

Nous sommes riches de nos mots, de leur poésie. Et plus nous multiplierons les pauses, plus les romanciers nous offriront de romans à lire, plus nous, critiques, les présenterons aux lecteurs, plus le « délicieux éphémère » l’emportera sur la laideur des conflits, des crises, des environnements matériels et humains affaissés et éventrés. Mes amis les voudraient aériennes, et ils ont raison.

L’idéal serait que des sujets sérieux soient dits avec légèreté. Mais, souvent l’œuvre élue vous impose une telle perspective de plaisir ou l’indignation que cet idéal s’éloigne et éloigne le critique de la légèreté désirée. Mes amis me pardonneront mais l’air du temps est lourd de tant de raisons de s’étonner et de s’indigner que la chronique se présente à nous comme un impératif et que les mots pour dire les déceptions du présent et les craintes de l’avenir refusent de céder la place à plus de légèreté. Ces mots impatients s’insurgent pour nous rappeler que devant les injustices qui nous cernent aucun d’entre eux n’est inutile. Toutes les chroniques ne se seraient plus insouciantes. Elles devraient toutes être utiles

Paru dans le n°211 de L’Observateur du Maroc раскрутка сайтов