Exclusif - Shlomo Ben Ami : «Les Palestiniens ont le droit à une dignité, à un État et à une souveraineté»
Shlomo Ben Ami, ancien chef de la diplomatie israu00e9lienne et principal nu00e9gociateur de paix aux sommets de Camp David en 2000 et de Taba en 2001.

Colombe du conflit israélo-palestinien, l'ancien chef de la diplomatie israélienne et principal négociateur de paix aux sommets de Camp David en 2000 et de Taba en 2001, Shlomo Ben Ami sonne d’alerte. Pour lui, le rideau est en train de tomber sur la solution à deux États. Il lance donc un appel à l’action, en urgence, avant qu’il ne soit trop tard. Sans faux espoirs ni langue de bois, il dénonce la politique d’extrême droite israélienne et américaine, tout en mettant Palestiniens et pays arabes devant leurs responsabilités. Ben Ami donne son Maroc natal comme modèle de coexistence et de projection universelle, à préserver contre le populisme et l’opportunisme politique !

 Entretien réalisé par notre correspondante à Paris Noufissa Charaï  @Noufissacharai

L’Observateur du Maroc et d’Afrique: Vous avez écrit dans votre édito, paru dans «Project Syndicate» le 21 décembre dernier, que «la rhétorique agitatrice des défenseurs de la Palestine dans le monde arabe n’a jamais fait grand-chose non plus pour les Palestiniens». Vous pensez que ce serait pareil concernant la proposition de déchéance de nationalité dont des bruits courent au Maroc ?

Shlomo Ben Ami : Je ne suis pas contre le principe de la diplomatie coercitive. Tout ce qui a été réalisé, avec de bons résultats par la diplomatie américaine, a été fait par coercition. En revanche, la menace de la déchéance de nationalité pour les Israéliens d’origine marocaine est tout à fait inutile. S’il y a des individus dans ces territoires et s’ils devaient choisir entre leur nationalité marocaine et la terre qu’ils considèrent comme biblique, ils vont opter pour la deuxième option. Il faut rappeler les relations privilégiées entre les juifs marocains et le Maroc qui sont à mon avis un patrimoine singulier et unique qu’il faut cultiver. Cette coexistence transmet un message de paix entre juifs et musulmans, c’est un modèle de coexistence et de projection universelle. L’opportunisme politique ne devrait pas être autorisé à effacer des siècles de mémoires collectives. Le problème de cette annonce, ce n’est pas seulement le dommage marginal pour les binationaux qui est politiquement quasi-inexistant, mais surtout le message véhiculé selon lequel le Maroc se détourne de son incomparable héritage. Il y a tant de façons de faire voir le point de vue du Maroc sur Jérusalem, le Roi du Maroc étant dépositaire du comité Al-Qods. J’avais rencontré le Roi Mohammed VI à Agadir quand j’étais ministre des Affaires Étrangères. Je lui avais laissé un plan détaillé pour la division de Jérusalem en deux capitales, je lui avais donné une photo aérienne du plan à sa demande. Je suis convaincu que ce plan est encore possible aujourd’hui malgré Trump.

[caption id="attachment_34327" width="237"] Shlomo Ben Ami[/caption]

Qu’avez-vous ressenti en tant qu’Israélien d’origine marocaine ?

Ce n’est pas le Maroc le problème, c’est partout, personne ne cherche plus rien de concret, mais seulement à se positionner politiquement. S’il faut punir quelqu’un pour l’initiative de Jérusalem ce n’est pas Israël, mais les Américains. Les Marocains doivent évidemment éviter le populisme du style d’Erdogan qui a annoncé la rupture de ses relations avec Israël sans le faire. Si c’était un véritable héros, c’est avec les Américains qu’il devrait rompre ses relations. Les Israéliens ne pouvaient pas refuser cette proposition de l’administration américaine.

Dans votre édito, vous affirmez, à propos de la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël, que cette décision «était censée apaiser les rêves messianiques de son collège électoral évangélique massif». Est-ce pour cette seule raison, selon vous, que le président américain a reconnu Jérusalem capitale D’Israël ?

Cette décision n’intervient pas dans le cadre d’une démarche diplomatique ou d’une initiative d’un nouveau plan de paix. C’est juste une réponse à une demande qui relève de la politique intérieure américaine.

Quelle est la place de la religion dans cette décision ?

Pour Israël, la paix avec les
pays arabes c’est une question territoriale. C’est donc une paix politique et une espèce «d’affaire immobilière». Nous avons redonné le Sinaï aux Égyptiens avec un accord de paix qui
n’était pas guidé par des valeurs éthiques, morales, religieuses
ou historiques. C’était juste politique. Avec les Palestiniens, il
ne s’agit pas seulement de territoire, mais il y aussi la mémoire
et des documents millénaires. À ce niveau-là, nous sommes dans
une forme de mythologie et dans
des interprétations théologiques.
Le niveau de discussion n’est pas
le diplomatique normal.

Concrètement, la déclarationde Trump sur Jérusalem, que change-t-elle sur le terrain ?

Elle a changé des émotions, des sentiments. Elle a créé une nouvelle attitude de la part des Palestiniens, ce qui est compréhensible. Mais la réalité n’a pas changé. Jérusalem continue à être divisée entre la partie juive et la partie palestinienne. La déclaration de Trump n’exclut pas la possibilité d’un accord sur la base des paramètres du président Clinton, à savoir une division ethnique de Jérusalem en deux capitales. Donald Trump manque de toute sensibilité diplomatique. Je comprends le sentiment palestinien. Les Israéliens ont tort de ne pas comprendre l’importance de Jérusalem pour les Palestiniens et le monde musulman. Il faut reconnaître ces sentiments, c’est important pour avancer.

Mahmoud Abbas a affirmé qu’il n’accepterait plus « aucun rôle » des États-Unis dans le processus de paix. Vous pensez qu’il peut maintenir cette position à long terme, sachant que l’aide américaine représente environ le tiers du budget de l’Autorité Palestinienne (319 millions de dollars en 2016), sans compter les aides indirectes via les programmes de l’ONU ?

Ils ont besoin de cette aide, mais le problème politique est plus sérieux que le problème économique. Si les Américains retirent leurs aides, le monde arabe et les pays du golfe doivent participer d’une façon plus sérieuse à l’économie palestinienne. La raison économique existe, mais elle n’est pas centrale. Le problème est plus politique. Les Israéliens n’accepteront aucune médiation sans les Américains. Le monopole des Américains sur le processus doit cesser. Ils doivent le libérer, mais ni ne le dominer ni le quitter.

[caption id="attachment_34329" width="451"] Shlomo Ben Ami[/caption]

À cause des années de processus de paix - «futiles», pensez-vous que les Palestiniens ne sont «vraiment pas d’humeur» à entamer une troisième Intifada et ce malgré l’annonce de Trump sur Jérusalem ?

Les conditions ne sont pas favorables à une troisième Intifada. Le leadership palestinien n’est ni prêt ni intéressé par cela. Et sur le terrain, la révolte ne va conduire à rien. On l’a vu avec la deuxième Intifada. Il faut se concentrer sur un nouveau processus de paix. Il faut une pression des Européens sur les Américains pour qu’ils jouent un rôle plus objectif. Je comprends le sentiment des Palestiniens quand ils estiment que cette administration américaine n’est pas équilibrée. Le «pro-israélisme» de l’administration Trump doit être rééquilibré par la participation d’autres pays.

L’isolement de l’autorité palestinienne et l’absence d’un soutien fort peuvent-ils expliquer la non-avancée du processus de paix ?

S’il y a quelque chose qui m’amène parfois à critiquer les Palestiniens, c’est le fait qu’ils n’étaient pas capables d’analyser les conditions géostratégiques dans des moments cruciaux des processus de paix. Il faut comprendre que les droits palestiniens sont inaliénables. Ils ont des droits reconnus par la communauté internationale, par la morale, par la politique. Ils ont le droit à une dignité, à un État et à une souveraineté. Pour que cela se concrétise, il faut être capable de naviguer à travers les eaux de la diplomatie internationale et il faut être capable de saisir le bon moment pour prendre des décisions. Il y a eu des occasions manquées dans le passé : avec la présidence de Bill Clinton, mais aussi avec Ehud Olmert. Les réalités changent.

Aujourd’hui, la préoccupation centrale du monde arabe dans le Moyen-Orient c’est la question de l’islamisme radicale, du terrorisme et de l’Iran. Il y a même une complicité entre l’Égypte, l’Arabie Saoudite et Israël. Ils ont un ennemi commun et ils pensent que les États-Unis sont dans un processus de retrait du Moyen-Orient. Aujourd’hui, les conditions géostratégiques dans la zone ne sont pas favorables à la cause palestinienne. Pour l’Iran, la Turquie et l’Irak c’est le nationalisme kurde qui préoccupe pas la Palestine.

Mais la cause palestinienne a-t-elle été vraiment à un moment une priorité pour les États arabes ?

Elle continuera à être une priorité sentimentale, mais pas nécessairement géostratégique. La Palestine a été trahie par le monde arabe durant toute l’histoire : en 1948 quand les États arabes envahissent l’État hébreu, ils le font pour leurs intérêts, mais pas pour créer l’État palestinien décidé à l’Assemblée Générale des Nations Unies. Les Jordaniens ont annexé la rive occidentale du Jourdan alors que l’ONU l’avait donnée aux Palestiniens. Les Égyptiens voulaient annexer le sud, mais ne s’intéressaient pas à la création d’un État palestinien. Le moment est arrivé pour qu’une initiative diplomatique émane du côté palestinien et du monde arabe. Les menaces comme celles d’Erdogan manquent de crédibilité, tout comme l’idée de la déchéance de nationalité des juifs marocains. Il faut être concret et proposer une initiative de paix. Les États arabes doivent s’unir pour faire pression sur les Européens et les États-Unis. C’est une urgence avant que le rideau ne tombe sur la solution à deux États. Il faut une diplomatie active et non pas des effets d’annonces ou des déclarations verbales sans suite.

Vous estimez aussi que la coalition de Netanyahu n’est pas «un partenaire favorable à un accord historique», pour quelles raisons ?

Je pense que Netanyahu pense politiquement, mais pas comme un Homme d’État. C’est un politicien qui cherche à préserver sa base politique, c’est un Trump israélien. Netanyahu a l’impression d’avoir un ami d’extrême-droite comme lui aux Etats- Unis. Il a une coalition d’extrême-droite, la plus à droite de l’histoire israélienne. Il faut changer la composition de la coalition! Avec l’entrée du parti travailliste et de la gauche dans le gouvernement, peut-être aurons- nous une plateforme politique qui permettrait d’établir un plan de paix sérieux.

Selon vous, il suffirait d’une coalition israélienne «plus centriste» et un gouvernement palestinien avec une approche «plus stratégique» pour relancer le processus de paix ? Ce n’est jamais arrivé ?

Les Israéliens estiment que les positions palestiniennes ne sont pas claires. Ils craignent que les Palestiniens aient l’intention de miner, d’une façon dangereuse, l’existence de l’État d’Israël. J’ai négocié pendant deux ans avec Arafat, je ne saurais pas dire à quel moment les Palestiniens sont satisfaits. Quand nous négocions avec les Palestiniens, nous avons l’impression d’être dans un trou sans fond. Ils n’ont pas de plan optimum. Il faut un plan de paix palestinien pouvant servir de plateforme pour des pourparlers qui vont mobiliser la communauté internationale sur un processus de paix viable. Les Israéliens ne sont pas intéressés par les négociations car ils pensent que c’est un processus qui ne se termine jamais, il n’y a pas de point final ou d’objectif précis.

Vous privilégiez un groupe de pays comme celui qui a conclu l’accord sur le nucléaire iranien et la fin du monopole américain sur le processus de paix, est-ce possible sachant que Netanyahu avait refusé de participer, en janvier 2017, à la conférence sur la paix au Proche-Orient organisé par François Hollande ?

Si les Américains l’acceptent, les Israéliens l’accepteront. Il faut un cadre international pour avancer. Nous avons besoin du quartet (Union Européenne, Russie, États-Unis, ONU), de l’Arabie Saoudite, de la Jordanie, de l’Égypte et même du Maroc pour la question de Jérusalem puisque le Roi préside le comité Al-Qods. Ils peuvent tous jouer un rôle. Je suis convaincu qu’un processus dirigé exclusivement par les Américains, comme on l’a vu pendant 25 ans, ne peut pas créer de solution !

[caption id="attachment_34330" width="480"] Shlomo Ben- Ami (à gauche), discutant
avec l’ancien président américain Bill Clinton, en compagnie de Shlomo Yanai et Gelad Sher, autres principaux négociateurs israéliens au Sommet de Camp David. (Ph. AFP)[/caption]

Pour avoir été l’un des principaux acteurs dans les négociations de paix avec les Palestiniens, pensez-vous que l’espoir de paix entre Israéliens et Palestiniens n’est pas encore perdu ?

Le rideau tombe sur la solution à deux États, la réalité sur le terrain avance rapidement parce que nous avons un gouvernement d’extrême-droite qui change la réalité sur les territoires occupés. Toutes les colonies ensemble représentent 4% de la Cisjordanie, mais à ce rythme nous allons rater le train.

Mais croyez-vous toujours à la paix ?

Si j’y crois ? Je ne suis pas très optimiste franchement. Quand je vois ce gouvernement américain et les préoccupations de la communauté internationale, la cause palestinienne n’est pas une priorité dans leurs agendas. C’est là où les Palestiniens ont échoué. Ils n’ont pas compris que la question palestinienne ne sera pas éternellement une priorité de la communauté internationale.

Mais cela veut-il dire que les Palestiniens doivent faire davantage de concessions ?

Non, il faut un plan de paix. Je pense que celui proposé par Bill Clinton ne rejette aucune des demandes des Palestiniens, et pourtant ils ne l’ont pas accepté.

 Le rapprochement Fatah-Hamas serait-il une chance pour la paix ou une source de crainte pour les Israéliens ?

Pour moi, ce rapprochement est important. Il faut que le mouvement national palestinien assume une direction claire et arrête la division. Mais si cela devient une forme de Hezbollah, c’est-à-dire si le Hamas participe à la politique palestinienne mais avec une armée indépendante, cela n’aidera pas le processus de paix.

Vous étiez, d’ailleurs, négociateur pour le sommet de Camp David en juillet 2000, après son échec et le déclenchement de l’Intifada, vous avez accusé le président Yasser Arafat et la direction palestinienne d’avoir manqué une chance historique de paix en restant « prisonniers de leurs mythes », pourquoi ?

En 2002, après le rejet des paramètres de Bill Clinton par Yasser Arafat, l’ambassadeur saoudien à Washington a déclaré que c’était «un crime contre la nation arabe et le peuple palestinien». Il y avait des moments où la paix fut possible, l’agenda international change entre temps. Arafat avait peur que la paix ne divise les Palestiniens. Du côté israélien, en 2000, il n’y avait pas la droite folle d’aujourd’hui au gouvernement. Nous connaissions bien les risques de divisons de la société israélienne s’il y avait un accord de paix, mais nous avions les instruments démocratiques pour gagner la bataille intérieure et l’imposer. Chez Arafat, il n’y avait pas un système ouvert ou démocratique. Il n’était pas intéressé par les questions de gouvernance. Il était devenu l’incarnation de la cause palestinienne et était donc dans un niveau limite métaphysique. Pour lui, la paix allait diviser les Palestiniens. Il savait que ça pouvait conduire à une guerre civile. C’est à cause de cette peur qu’il nous «poussait» toujours plus. Il voulait éviter la guerre avec le Hamas, c’est comme ça qu’il a cassé le processus politique. Les négociations de Taba en 2001 se déroulaient en même temps que la campagne électorale israélienne, j’ai prévenu Arafat que les sondages donnaient Ariel Sharon vainqueur et qu’il allait devoir négocier avec ce dernier, mais il pensait que je le manipulais pour obtenir des concessions.

À Taba, le sentiment était fort, indescriptible ! Nous étions pratiquement arrivés à un accord. Et les derniers jours, en Une du principal journal israélien, Mohamed Dahlan déclare, en parlant du plan de paix : «Kharta barta», c’est-à-dire «Bull shtit». Pour lui, le plan de paix était une «connerie». Par la suite, Ariel Sharon gagne les élections. Arafat pensait pouvoir reprendre les négociations dans les termes conclus avec nous, mais Sharon n’était évidemment pas d’accord. Le processus de paix était mort. Il faut savoir agir dans un contexte.

Le nouveau président du parti travailliste israélien (gauche) Avi Gabbay, également d’origine marocaine a-t-il une chance pour les élections de 2019 ?

[caption id="attachment_34331" width="185"] Avi Gabbay[/caption]

Il n’aura pas de majorité à cause du système politique israélien. Il faut la victoire d’une coalition de centre gauche, notamment avec les parties arabes, pour changer l’équilibre et avoir un gouvernement ouvert à une solution de paix. Si vous faites un sondage, la majorité des Palestiniens et des Israéliens sont favorables à une solution à deux États. Mais les gens sont blasés. C’est un soutien par principe, mais pas un soutien actif. Cela ne motive pas leur vote. Dans les deux camps ils votent pour l’anticléricalisme, pour l’économie, pour la religion, mais pas pour la paix. C’est le rôle des politiques d’intégrer cela de manière plus importante dans les programmes.

Selon vous, «les jours du gouvernement expansionniste de Netanyahu sont comptés», pourquoi exactement ?

C’est une coalition qui ne peut pas exister à cause des scandales en série, notamment les affaires de corruption du Premier ministre qui minent la solidité de la coalition.

En 2002, vous avez démissionné de votre poste de député à la Knesset, vous pensez à un retour à la vie politique israélienne ?

Nous pouvons recycler des bouteilles pas les hommes (rire). J’ai démissionné parce que je ne voulais pas que le gouvernement travailliste intègre le gouvernement de Sharon. J’ai refusé d’être ministre, j’étais seul dans l’opposition, cela ne pouvait pas durer.

Pour finir, quelle est votre position sur l’arrestation de la jeune palestinienne Ahed Tamimi ?Je pense que ni elle, ni les soldats ne doivent être là-bas. Ahed Tamimi doit être à l’école et les soldats ne doivent pas être une armée d’occupation.

Cet entretien est paru dans le magazine L'Observateur du Maroc et d"Afrique le 12 janvier 2018.

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