Éric Dupond-Moretti : "Je ne suis pas le faire valoir d'un islamiste radical qui ne donnerait rien"

Éric Dupond-Moretti, l’avocat célèbre pour ses 144 acquittements, raconte dans son nouveau livre «Le dictionnaire de ma vie» ses grands procès mais dévoile également une partie de sa vie. Il dédie son livre à sa mère qu’il admire et évoque également la disparition brutale de son père alors qu’il n’avait que 4 ans. Un moyen de connaître l’avocat de A à Z. C’est sans surprise qu’à la lettre A de son dictionnaire, l’avocat choisit le mot «Acquittement» , la plus belle décision qui puisse être rendue par la Justice, selon lui. Son surnom «Acquittator» , l’avocat lillois l’assume : «Je préfère m’appeler Acquittator que Perdator» , mais il prévient que cela ne fait pas de lui un invincible. L’avocat le plus médiatique de France préfère certes avoir la réputation d’un gagnant plutôt que celle d’un perdant, mais il met en garde ses clients. Le surnom d’Acquittator peut être porteur de l’idée qu’Éric Dupond-Moretti gagne systématiquement ce qu’il rejette : «Aucun de mes clients ne peut me reprocher de faire naître de faux espoirs. Un client ne doit pas penser que parce qu’il a «acquittator», il va forcément gagner son procès !». «L’Ogre de Lille» , son autre surnom, plaide dans son livre pour une réforme de la Justice française et notamment pour la suppression de l’École Nationale de la Magistrature dont il dénonce le corporatisme. Son désir de justice vient de son enfance qu’il passe auprès d’une mère italienne, femme de ménage immigrée en France, et d’une grand-mère communiste qui a caché des juifs pendant la guerre. «Nous sommes le fruit de notre histoire» , nous confie le ténor du barreau de Paris. La mise en examen de Nicolas Sarkozy, l’affaire Laurent-Graciet, Saâd Lamjarred, la loi sur le harcèlement sexuel, le procès Merah, Éric Dupond-Moretti aborde tous ces sujets pour L’Observateur du Maroc et d’Afrique. Entretien réalisé par notre correspondante à Paris Noufissa Charai.

Vous avez commenté la mise en examen de Nicolas Sarkozy dans l’affaire du financement libyen présumé de sa campagne de 2007. Vous étiez étonné de voir sa garde à vue interrompue. Quel est votre avis sur cette affaire ?

En 35 ans d’exercice professionnel, je n’ai jamais vu de garde à vue interrompue. Jamais ! Et les autres protagonistes n’étaient pas entendus dans le cadre de la garde à vue, mais en audition libre. La garde à vue, ça résonne comme culpabilité dans l’esprit de beaucoup, donc à mon avis ce n’est pas un hasard. Le fond je ne le connais pas.

Nicolas Sarkozy est également renvoyé en correctionnelle pour « corruption » et « trafic d’influence » dans l’affaire dite des écoutes que vous avez dénoncée dans votre livre...

Les juges français ont violé le secret professionnel des avocats, c’est tout ce que j’ai à dire. J’ai même lancé une pétition qui a recueilli plus de 10.000 signatures d’avocats pour dénoncer cette procédure.

Dans l’affaire Éric Laurent et Catherine Graciet, les écoutes audios ont été validées par la cour de cassation. Quelle est la suite ? Le procès peut-il se retrouver devant la cour européenne des droits de l’Homme comme l’annonce l’avocat de Catherine Graciet ?

C’est un peu audacieux l’histoire de Catherine Graciet et Éric Laurent. Ils soutenaient que ce n’était pas recevable, parce que la police a été prévenue des enregistrements. Si c’était moi qui avais fait les écoutes avec un détective privé, ils auraient été plus rassurés que si c’est la police française ? Et ce n’est pas seulement la police française, c’est également le procureur de Paris et deux juges d’instruction ! Ils auraient préféré que je fasse ça avec une officine ? C’est hallucinant ! Très audacieux.

S’ils partent à la cour européenne pour dire ça, cela va faire rire les juges de Strasbourg. L’instruction va se poursuivre et nous espérons un renvoi devant le tribunal correctionnel

Où en est l’affaire de Saâd Lamjarred ?

L’instruction suit son cours. Il a obtenu une autorisation pour entrer au Maroc, très encadrée judi- ciairement. Je ne peux pas parler d’une affaire en cours.

Vous avez exprimé votre opposition au projet de loi sur le harcèlement sexuel notamment de rue. Au Maroc une loi similaire vient d’être adoptée. Qu’est-ce qui vous dérange dans cette loi ?

Qu’est-ce que nous entendons par harcèlement de rue ? Si ce sont quatre hommes qui « pelotent une fille», oui ça mérite d’être un délit et un délit puni.

Là vous me parlez d’une agression, mais quelle est votre position sur la pénalisation du harcèlement de rue ?

Si une fille a peur d’être violée, cela mérite effectivement une pénalisation. Après, dans une autre mesure, je trouve ça très bien que la parole des femmes se soit libérée notamment par rapport à des comportements dont elles ont été victimes.

Vous écrivez « Le bonheur d’un acquittement est, hélas, plus fugitif que la douleur d’une injustice ». Dans quel cas avez-vous ressenti cela ?

Je pense à quelqu’un qui était libre depuis 4 ans dans une procédure criminelle et qui a été condamné à 20 ans de prison alors que j’ai la conviction chevillée au corps de sa totale innocence.

À la lettre B du Bataclan, vous évoquez également la nouvelle loi anti-terroriste qui a intégré des dispositifs de l’état d’urgence. Quel est le risque ? Est-il mieux de maintenir l’état d’urgence ?

Je pense qu’il faut renforcer considérablement les moyens de la police, notamment les moyens techniques mais également humains. Le renseignement est essentiel, nous avons déjoué des attentats notamment grâce à la collaboration des services secrets marocains et français. Dans l’état d’urgence, ce qui me chagrine c’est que, par exemple, c’est la police qui juge la police, ce n’est pas très sain. Par ailleurs, il y a des extensions de l’état d’urgence pour des grévistes ou des ultras-gauches. Il faut partir du principe que ceux qui ont du pouvoir sont parfois tentés d’en abuser et quand c’est la police qui contrôle la police, il y a quelque chose qui me chagrine. Il faut tout faire pour éradiquer le terrorisme, mais sans perdre nos repères. Dans la nouvelle loi, il y a des choses extrêmement intéressantes et ça a mis un terme aux velléités de l’extrême droite sur les fichés S. Certains veulent un Guantanamo à la française et il faut rester vigilant.

Vous martelez que les « fichés S » ne sont que suspects et ne devraient donc pas être enfermés au risque de créer un Guantanamo français. Mais quelle solution pour les fichés S ?

Il faut des mesures équilibrées. Pour moi un Guantanamo à la française c’est non, expulser les fichés S c’est non, non plus. Dans les fichés S, il y a des gens qui ne sont pas terroristes. Il y a une attente légitime que je comprends et qui consiste à dire « il n’y a qu’un faucon ». Or, je pense que beaucoup de terroristes sont en réalité de dangereux déséquilibrés qui trouvent leur justification a posteriori et une bénédiction chez Daech ou Al-Qaïda. Ces individus ne seraient pas passés à l’acte s’il n’y avait pas Daech et Al-Qaïda. Ils passent à l’acte et libèrent leur inhumanité pour ensuite trouver une justification. Sans Daech et Al-Qaïda, ils n’auraient droit qu’à une réprobation sociale, mais avec Daech, ils ont une forme de bénédiction et cela attire beaucoup de dingues. Cela signifie que ça peut venir de n’importe où. Nous voudrions tous que ça s’arrête, mais c’est impossible. Il y a des gens qui ont des rêves morbides et qui, à tout instant, peuvent sortir de chez eux, prendre un couteau et égorger quelqu’un, c’est ça la difficulté. Nous sommes dans une espèce de guérilla, ils arrivent de n’importe où et ça peut être n’importe quand. Personne ne pouvait imaginer l’attentat de Nice du 14 juillet. Le danger est partout. Il faut être attentif pour que cette situation de terrorisme ne nous fasse pas perdre nos repères.

Qu’est-ce que vous entendez par « la bataclanisation des esprits » ?

Dans mon livre je parle de la « bataclanisation des esprits », c’est-à-dire une réaction face aux terroristes qui nous fait perdre le sens des choses. C’est le risque de transiger sur des règles qui sont les nôtres dans une espèce de populisme alimenté et bien souvent nourri par le Front national.

Vous estimez que c’est le droit qui distingue la civilisation de la barbarie. Mais le droit est-il suffisamment armé pour condamner des actes de barbarie ?

Il faudrait rétablir la peine de mort comme le rêve madame Le Pen ? Elle embarque dans son populisme tous ceux qui ont envie d’en découdre. Dans les faits, la perpétuité réelle existe, dire l’inverse c’est un leitmotiv de l’extrême droite. Il y a des périodes de sureté, mais la libération n’est pas automatique.

Vous jugez votre discours « droit de l’hommiste du Café de Flore » inaudible politiquement, pourquoi ?

A cause des attentats, les gens sont dans le deuil et le chagrin. Tout le monde est victime collectivement. Et quand nous sommes victimes, nous n’avons plus l’objectivité requise. Dans le café du commerce, les islamistes radicaux n’auraient pas le droit à un procès équitable, je l’ai vu avec le frère de Merah que j’ai défendu.

Vous revenez justement sur l’affaire Merah dans votre livre. Vous attendiez-vous à des réactions aussi virulentes pour avoir accepté de le défendre ?

Non, mais en même temps il faut relativiser. Moi, j’ai découvert les réseaux sociaux à ce moment-là. Ce n’est pas de ma génération et ce n’est pas dans mes habitudes. Les réseaux sociaux concentrent davantage les velléitaires, ils ne sont pas la majorité de pensée. Sur les réseaux sociaux, c’est une critique qui n’est pas constructive et pas signée, je n’ai aucun respect pour ces méthodes. C’est un déferlement de haine. Mais je pense que les Français ont compris qu’un vrai procès était indispensable avec un avocat qui dise un certain nombre de choses. Mais pas comme l’avocat de Ceausescu. Dans le procès de Ceausescu, son avocat se lève et dit : « mon client mérite la mort » et, d’ailleurs, il a été très efficace. Dix minutes après, ils étaient exécutés tous les deux.

Avez-vous fixé une limite sur les cas que vous êtes prêt à défendre ?

Il faut quand même que celui qui est accusé me donne une raison. Si c’est pour me planquer et dire « Allah Akbar », ce n’est pas ma place. Je veux être la voix de quelqu’un qui a quelque chose à dire, pas de quelqu’un qui me dit : « Je ne reconnais que la justice de Dieu ». Je ne suis pas le faire valoir d’un islamiste radical qui ne donnerait rien.

A la lettre C, vous avez choisi le mot cuisine, mais vous auriez pu mettre confiance. Pourquoi n’avez- vous pas confiance en la justice française ?

Ce n’est pas que la justice française hélas. La justice est parfois merveilleusement humaine et parfois terriblement inhumaine. A lettre J, je dis que la Justice est la signature de ceux qui la rendent. Quand c’est rendu par un excellent juge, ce n’est pas la même chose que quand c’est rendu par un mauvais.

Vous plaidez pour la suppression de l’école Nationale de la Magistrature. Pour vous, un juge doit absolument être avocat avant ? Ne craignez- vous pas d’éventuelle répercussion sur vos clients ?

Je crois sans tomber dans la fausse modestie ou dans l’immodestie mais en termes de résultats, je ne suis pas le plus mal loti des avocats. Certains magistrats sont d’accord avec moi. Ce n’est pas une attaque nihiliste contre l’École Nationale de la Magistrature. Mon argumentaire est construit, nous pourrions au moins en débattre. La France est le seul pays, avec le Portugal, à avoir une école de la magistrature. Dans tous les autres pays, ce sont des avocats qui deviennent magistrats et ce sont les meilleurs d’entre eux qui le deviennent. Quand, à 24 ans, vous êtes « bombardés » juge avec les pouvoirs exorbitants que ça impliquent, vous pouvez prendre la grosse tête et devenir très vite arrogant. Si les magistrats étaient des avocats avant, pendant une dizaine d’année, ils sauraient pour commencer ce que nous attendons d’un bon juge ! Lorsque nous passons 10 ans à quémander, nous apprenons l’humilité et c’est une qualité qui me parait indispensable pour un juge.

Vous auriez aimé être juge ?

Non, je n’en ai pas les qualités.

Vous dites que le métier d’avocat est un métier d’indigné. Qu’est-ce qui vous indigne aujourd’hui ?

Je trouve qu’en France, certains magistrats se sont affranchis des règles qui sont les nôtres, des règles de droit. Nous sommes dans une forme de République du juge. Ça ne concerne évidemment pas tous les juges, mais certains d’entre eux.

A la lettre D de « dédiabolisation », vous estimez « qu’à force de chasser aux frontières du FN, certains thèmes sont devenus communs ». A quoi pensez-vous et faut-il laisser au FN l’exclusivité de ces sujets-là ?

Il y a eu une initiative parlementaire française « Apéro saucisson, vin rouge » qui exclut de facto les musulmans et les juifs. C’est une initiative organisée par des députés qui se disent « républicains ». Quand nous chassons sur les terrains de l’extrême droite, nous finissons par avoir les idées de l’extrême droite. Ensuite, le grand reproche que nous pouvons faire à la gauche française, c’est qu’elle a été tellement tétanisée par certaines questions qu’elle a laissées ça au FN.

Vous confiez également dans votre livre refuser toutes propositions politiques. Pensez-vous pouvoir résister encore longtemps ?

Je ne me pose pas ces questions. Je n’ai aucune vocation à faire de la politique.

Vous racontez aussi avoir refusé de rejoindre la franc-maçonnerie. Vous dites que c’est une fierté. Pourquoi ?

La politique ou la franc-maçonnerie sont susceptibles d’entraver un moment ma liberté et il en est hors de question. J’ai répondu non à la franc-maçonnerie.

Vous n’avez pas non plus accepté la légion d’honneur. Pourquoi ?

Concernant la légion d’honneur, je ne la mérite pas. J’ai relu la chute de Camus, sauter dans la seine en février pour sauver quelqu’un, c’est ça la Légion d’honneur, c’est aussi Arnaud Beltrame, un héros absolu. Mais la légion d’honneur ce n’est pas faire son métier.

Vous parlez de votre vie d’enfant d’immigré italien et vous dénoncez l’accueil réservé en France aux immigrés. Vous avez l’impression que cela change ?

Monsieur Zemmour explique que dans les prisons françaises, il y a 70% d’Arabes ou de musulmans. Statistiquement, numériquement, c’est vrai, sauf qu’il y a deux siècles c’étaient les Italiens qui étaient en prison. Il ne faut pas s’arrêter sans donner d’explication sociologique, sinon ça ouvre les portes à tous les racismes. C’est insupportable. Pour reparler du terrorisme : comment un jeune homme de 20 ans, qui a grandi en France, peut préférer le terrorisme à la vie ? Il a été radicalisé dans des conditions absolument incroyables d’un point de vue sociologique. Ce sont des vraies questions avec de réelles explications. Dans le livre, je raconte ma conversation avec mon ami Mourad Oussedik, avocat du FLN. Je lui dis : « Vous faites chier, vous les Arabes, nous les Italiens, on s’est intégré. Et là il me répond : « Mais vous, vous n’avez pas été colonisés ». Les immigrés ont été reçus dans des conditions de grande précarité en France. Même ceux qui ont choisi la France comme les harkis sont sans doute encore plus mal traités que les autres. Ils ont été ghettoisés, les pères ont travaillé comme des bonnets pour des salaires de misère, ils ont accompli des tâches que les Français dits de souche refusent d’accomplir. Quand monsieur Zemmour me parle d’immigration, je lui réponds : « Je m’en vais, j’ai mon taxi arabe qui m’attend. Et si tous les immigrés quittent ce pays, vous allez voir le bordel. Vous n’aurez même plus de femme de ménage ». Je crois au poids de l’histoire dans ces dérives actuelles, je crois aussi que ces banlieues ont été désertées d’un point de vue culturel, la langue qui est parlée est tellement pauvre qu’elle ne permet pas la nuance et la compréhension des idées. Ce sont d’énormes chantiers.

Dans votre livre vous dites que les lanceurs d’alertes font de la délation ?

Oui, c’est vrai. C’est une époque tellement moralisatrice et hygiénistes qu’il y a même une loi française qui permet de rétribuer celui qui « balance son voisin », parce qu’il a pris un risque (rire). Si vous me posez la question de l’efficacité de la délation, je vous réponds que oui elle est efficace. De façon chaotique, au sens premier du terme, se heurte l’ordre et la justice. Certains préfèrent l’ordre, moi je préfère la justice .

Entretien réalisé par notre correspondante à Paris Noufissa Charaï