Être une étudiante marocaine en France

Pas facile d’être étudiante marocaine dans l’Hexagone. Une étudiante en Doctorat dresse la situation. En fait, son parcours de combattante. Raouya Amrani Boukobza

Il n’est pas facile d’être une étudiante marocaine en France, mais c’est possible. Tout d’abord, il faut le rester. Quand je suis arrivée en France, lestée de ma licence de français de l’Université de Rabat pour m’inscrire en Master 1 de Français, je n’ai rencontré aucune opposition ni aucun racisme primaires. Jamais, un étudiant ou un professeur ne m’a dit : «petite marocaine, rentre chez toi, tu n’as rien à faire ici» .

Cependant, personne ne m’est venu en aide au niveau des inscriptions administratives et des démarches légales, ni étudiant ni professeur. Le plus difficile a été de trouver un sujet de mémoire. C’est un professeur d’Espagnol et non de Français qui m’a signalé un roman récemment paru avec en toile de fond la guerre d’Espagne. Tant que je n’avais pas de sujet de mémoire, les professeurs de Français que j’avais rencontrés m’avaient renvoyée de l’un à l’autre et de l’autre à l’un, un peu comme une balle de ping- pong, sans m’aider à trouver un sujet et sans me donner quelques conseils pour m’adapter aux habitudes de l’Université française.

Munie de mon sujet, au bout de trois mois, j’ai pu enfin trouver un professeur pour accepter mon projet de mémoire. Dans les séminaires que je suivais, les professeurs n’étaient pas hostiles. Ils m’ont laissé ma chance. L’un d’entre eux m’a proposé de faire un exposé sur Les Grands Cimetières sous la Lune de Bernanos. Mon exposé s’est très bien passé : j’ai eu 16. J’ai senti alors que les étudiants français de souche me regardaient un peu comme le vilain petit canard des Contes d’Andersen. J’étais dans la couvée, mais j’avais pris une place qui n’était pas la mienne. Je venais leur prendre leur langue française, leur excellence dans le commentaire de la littérature française. Et ce, d’autant plus que j’avais eu la meilleure note d’exposé. Tout le monde n’est pas Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain reconnu et apprécié par les élites intellectuelles françaises. J’ai eu mon mémoire de Master 1 avec 17.

La seconde année de Master de Français m’a valu de nouveaux déboires. Avec 17, on ne pouvait pas me refuser en Master 2. Mais le professeur qui a accepté mon sujet ne m’a pas ménagée. Il a eu, un jour, une remarque un peu étrange. A propos d’un délai d’une semaine que je lui demandais pour lui remettre la deuxième partie de mon travail, il a eu ce mot pour refuser : «On n’est pas au Maroc, ici ». Encore le fameux ici. Il y a là-bas, le Maroc, les pays du Maghreb, pays en développement dont assurément le niveau intellectuel global est plus faible que celui de la France, ici, duquel tout arrangement ou laxisme doit être banni. Mon professeur de première année n’était pas du même avis, puisqu’un jour, à voix basse et sur le ton d’une confidence qui ne serait pas bonne à répéter, il m’avait confié : «J’aimerais n’avoir que des étudiants français qui soient de votre niveau» .

Le jour de la soutenance, je n’en menai pas large. Mon directeur de mémoire n’a pas prononcé une seule parole en ma faveur. Un des interrogateurs m’a reproché de ne pas avoir lu tout Proust. J’avais rappelé dans mon travail la «mémoire involontaire» chez Proust et l’épisode des « pavés inégaux » dans la cour de l’hôtel de Guermantes. Selon lui, je ne pouvais citer Proust que si je l’avais lu en entier. De quel étudiant en Master 2 exige-t-on qu’il ait lu tout Proust, tout Balzac, tout Stendhal, tout Flaubert, tout Hugo, etc. ? Je pensais que j’allais être collée. Finalement, ils m’ont mis 15. Ouf ! Mention bien. Je pouvais m’inscrire en Doctorat.

Je suis aujourd’hui inscrite en première année de Doctorat de littérature comparée. Ma thèse avance bien. Mon nouveau directeur est bienveillant. Il ne me laisse rien passer, mais je sais que c’est parce qu’une thèse doit tendre vers la perfection. Je me suis faite au style universitaire français plus nerveux, plus tranchant que la douceur des professeurs de l’Université marocaine de Rabat.

Ce n’est pas facile d’être une étudiante marocaine en littérature française en France, mais c’est possible à condition d’être obstinée, patiente, réservée et surtout attentive aux exigences très spécifiques du système universitaire français. Ce ne sont pas les hommes, ce sont surtout les structures du système universitaire qui sont des obstacles à la réussite d’une petite étudiante marocaine en France.

La culture, c’est le partage. Mais ce n’est pas facile de partager. On voudrait tout garder pour soi. L’écrivain marocain Abdelfattah Kilito montre dans un ouvrage intitulé «Tu ne parleras pas ma langue» , la jalousie qui s’est emparée de lui, spontanément, en entendant une jeune étudiante américaine utiliser une expression proverbiale du dialecte marocain, Wallâhila. La réaction de Kilito, professeur d’Université et spécialiste de la poésie arabe classique, est une réaction primaire, très éloignée de sa culture d’intellectuel libéral, ouvert à toutes les cultures. «C’est à moi, elle n’a pas le droit de me le prendre» : toute personne attachée à son identité culturelle, à l’intimité de sa langue maternelle, peut réagir ainsi. Il n’est pas facile de partager avec un étranger ce qui constitue son être le plus propre. C’est pourquoi il n’est pas facile d’être une étudiante marocaine en littérature française en France, puisqu’il faut prendre aux Français ce qu’ils ont de plus intime : leur langue et le commentaire savant de leur langue en français.