Shabaka Hutchings : « Le secret de la réussite d’une fusion, c’est l’humilité »

Faisant partie de la nouvelle scène jazz émergente anglaise, le saxophoniste londonien d’origine carabienne, réputé pour pour avoir bousculé les codes du jazz en mixant sons électro et rythmes jazzy, a bluffé le public marocain avec son jeu lors de sa fusion avec Maâlem Hossam Gania au dernier festival Gnaoua d’Essaouira.

Après Jazzablanca, vous revenez au Maroc pour vous produire à Essaouira. Avant de fusionner avec  Maâlem Ghania, j’imagine que vous avez déjà fait des répétitions ?

Oui, j’ai déjà joué avec lui une fois, au Bataclan en novembre dernier, dans le cadre du festival à Paris. Le challenge pour moi était de trouver un moyen d’utiliser mon langage de manière à être complémentaire et de pouvoir suivre la façon dont lui il joue. Cela dit, ma façon d’envisage le Jazz, comme une priorité dans la musique, développant une certaine identité, est différente de la musique Gnaoua. Et c’est ce que j’ai essayé d’apprendre de cette musique très intense, qui t’entraîne dans une sorte de transe, l’important c’est de faire converger toutes les forces ensemble. L’idée c’est de fusionner avec l’énergie du groupe.

Oui, c’est probablement ce qui fait qu’une fusion fonctionne. Quel est le secret selon vous pour qu’une fusion réussisse ?

Le secret, c’est l’humilité. Il faut se comporter avec la musique sans idées préconçues, car si  je prétends d’avance comprendre ce que je fais ou connaitre la musique Gnaoua, ça ne va pas fonctionner. Alors, je suis conscient en tant que saxophoniste que je dois apprendre comment faire pour faire réussir cette combinaison particulière.

La difficulté est peut être de trouver des espaces pour s’exprimer chacun à son tour ?

Oui, et des fois, c’est à propos de la rythmique de la musique Gnaoua. Il ne s’agit pas simplement d’ajouter un son sur ce qu’ils jouent, j’essaie, en fait, de faire partie intégrante de leur groupe et de jouer comme si j’étais un des musiciens de la formation. Même si je dois me familiariser avec le son de certains instruments comme « Qraqeb » que nous n’avons pas dans la musique occidentale. Je sens vraiment que les musiciens Gnaoua sont connectés les uns aux autres et leur jeu est très profond. Quand ils jouent sur scène, ils constituent une unité, ils jouent comme s’ils étaient UN. Je ne vois pas de leadership dans cette dynamique, que ça soit le musicien du Gembri, le chanteur ou les musiciens derrière. Le challenge c’est  de jouer du saxophone en plus de tout ça, en essayant d’apporter sa propre touche.

Le son du Gembri est nouveau pour vous. Je sais que vous avez enregistré un album en Afrique du Sud et que vous êtes inspirés par les racines de la musique africaine.

Oui, en écoutant l’album où Pharoah Sanders, -un de mes héros-, a collaboré avec Mahmoud Ghania,  je me demandais quel pouvait être mon rôle dans ce genre de musique, et ce que je pouvais faire de différent que lui et ce que je pouvais apporter de plus avec mon expérience, parce que je n’aime pas copier. J’ai écouté beaucoup d’enregistrements de Ghania et j’imaginais comment allait être mon attitude si je devais jouer avec lui, si je vivais au Maroc pendant un an, ça serait complètement différent.

Vous avez grandi avec la musique Hip Hop. Pourquoi avoir choisi de bifurquer vers le Jazz ?

En fait, ça a été long comme process. Je n’ai jamais imaginé que j’allais m’orienter vers le Jazz lorsque je vivais à la Barbade. Pour moi, le Jazz était une musique pour les blancs âgés, ce n’est qu’une fois que je suis arrivé en Angleterre et que j’ai découvert l’intensité du Jazz Live, j’ai vu la connexion entre le free Jazz Live et le Metal, …D’où la force du Live et la magie de l’improvisation ! Ecouter de la musique est différent de vivre les choses en direct. Ce que j’ai appris et aimé dans ce domaine, c’est le fait d’expérimenter les choses dans des conditions réelles. La première étape était donc de découvrir l’ambiance de la musique en Live, puis voir quel genre d’instruments j’allais aimer. Je suis donc passé par différentes étapes pour essayer de comprendre l’intérêt pour moi dans différents types de Jazz.

En jazzifiant la musique électro et en fusionnant avec du Metal, vous avez un peu rajeuni le Jazz anglais. C’était votre manière de le rendre plus accessible aux jeunes ?

Oui, je trouvais étrange de jouer une musique qui n’était pas de ma génération ! Alors je me suis dit : pourquoi ne pas essayer la musique progressive et combiner plusieurs styles ? Mon défi était de présenter le jazz traditionnel aux jeunes, et donc, il fallait trouver un moyen pour ramener les gens sur mon terrain afin de les impressionner.

Pourquoi mixer Jazz et musique électro ?

Les instruments expriment en quelque sorte nos émotions, nos sentiments, …alors avoir des notes électriques dans sa musique, ça vous ramène une expérience différente. C’est un style qui utilise de la technologie et c’était donc un challenge pour moi de fusionner avec ce genre de musique. Vous savez, je souffle dans un instrument en métal, c’est très physique, et le fait de jouer avec quelqu’un d’autre qui a une relation directe et physique avec son instrument, c’est une façon de communiquer. Le ciel n’a pas de limites !

Qu’en est-il de l’improvisation ?

A mes débuts, quand je commençais à me familiariser avec le Jazz, l’improvisation me paraissait inaccessible, cela dit, j’essayais de comprendre comment d’autres musiciens y parvenaient. J’ai commencé alors à apprendre comment se construisait la musique et j’ai découvert qu’il y avait un code musical qu’il fallait maîtriser, c’est assez technique  et ça s’acquiert avec de la pratique. Ceci étant, même si les musiciens réussissent une parfaite impro, il faut que ça soit mélodique pour le public comprenne ce que vous faites, sinon, vous le perdez en chemin. La difficulté est d’être à la fois spontanée et créatif ! L’improvisation nous fait passer un bon moment mais peut aussi avoir un effet thérapeutique pour délivrer les gens de toute frustration, sociale ou politique. L’improvisation peut être une sorte de Catharsis qui permet d’extérioriser des émotions ou des sentiments refoulés.

Votre dernier album « Your Queen is a reptile » est plutôt politique ?

Oui, On est un groupe qui tourne beaucoup, et musicalement parlant, on fait des morceaux qui font danser les gens, mais aussi qui les poussent à penser. Le concept de l’album dénonce l'impérialisme et l'injustice de la monarchie britannique. Chaque morceau célèbre d'autres reines, et rend hommage à une femme différente, qui ont toutes dirigées des mouvements de résistance. Refusant le système inégalitaire incarné par la reine d’Angleterre, on propose une alternative en célébrant d’autres reines comme Ada Eastman, Harriet Tubman, Angela Davis ou Yaa Asantewaa.

Quel genre de musique aimez-vous ?

J’aime toute musique qui a une intégrité, ça peut être n’importe quel style, il faut juste que je sente que le musicien joue vrai. En ce moment, j’écoute beaucoup de musique électro et de musique d’Afrique du sud, certaines formations essaient de brouiller un peu les pistes et surfent sur plusieurs styles de musique.

Des musiciens avec qui vous voudriez jouer ?

Je voudrais bien rejouer avec Hassan Ghania, mais dans un cadre plus intimiste avec une petite formation. C’est intéressant de voir d’autres potentialités.

Des projets ?

Oui, je vais bientôt sortir un nouvel album avec mon groupe électro-psychédélique « The Comet is coming ». C’est un opus un peu différent des précédents qui réunit deux batteurs et un tuba.