Adil Fadili : « Une société ne peut pas avancer si elle ne se réconcilie pas avec son passé »

Votre dernier « Mon père n’est pas mort » a raflé plusieurs prix à Tanger. Quel est votre sentiment ?
Le cinéma et, l’art en général, n’est pas une question de compétition. Ceci étant, gagner un prix, c’est une bonne manière d’intéresser le public et les curieux ; les prix, représentent la cerise sur le gâteau. Après la projection du film à Marrakech, j’étais super content de voir la réaction du public qui a bien accueilli le film qui a remporté au passage six prix au festival national de Tanger, avec une compétition rude, et un jury connaisseur. J’aurais néanmoins aimé d’autres prix pour les acteurs parce qu’ils ont porté avec moi le projet depuis le début, ils ont cru en moi et ils ont galéré avec moi…ils croyaient en ce projet et ils ont performé dans l’interprétation de leur personnage.

Le film a été tourné en plusieurs étapes. Pourquoi ?
Oui, il a été tourné en trois bocs : le tournage a duré neuf semaines en tout. J’avais un rêve et je voulais le réaliser. J’avais des images précises dans ma tête et je ne voulais pas faire de concessions. J’ai tourné les premières semaines puis j’ai arrêté lorsque je n’avais plus d’argent, pour ne pas bâcler le film. Je voulais me donner tous les moyens pour avoir un bon rendu, et donc j’allais chercher l’argent au fur et à mesure que je tournais chaque bloc.
Votre film revient sur les années de plomb. Pourquoi avoir choisi de traiter ce sujet et qu’est ce qui vous touche dans cette thématique ?
Je suis né dans les années 70, et je me rappelle lorsque j’étais enfant, il y avait un climat lourd que je ne comprenais pas bien. J’ai grandi dans un quartier où il y avait une dizaine de salles de cinéma, j’étais un grand consommateur de films. A l’époque, il y avait le film « Midnight Express » qui avait été retiré 3 jours à peine après sa sortie, et je ne comprenais pas pourquoi ! Par la suite, au début des années 80, avec l’arrivée des cassettes VHS, on découvrait en cachette des films interdits comme « l’Attentat » ou « Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon », … J’ai compris que cela faisait partie des années de plomb.
En fait, les réalisateurs (Saad Chraibi, Jilali Ferhati, Hakim Nouri, Hassan Benjelloun) et films marocains qui ont traité ce thème avaient pour la plupart d’entre eux des protagonistes qui avaient un rapport direct avec le politique (journalistes, militants…) alors que moi, ce qui m’intéressait, c’était de faire un film sur des personnes qui n’avaient rien à voir avec la politique, des personnes dont leur seul crime était de se retrouver au mauvais endroit et au mauvais moment. Pendant cette période sombre, beaucoup de gens ont été victimes et ont payé à cause de malentendus.
Je pense qu’une société ne peut pas avancer si elle ne se réconcilie pas avec son passé. C’est vrai que c’est un passé sombre et noir, et en tant que cinéaste, je voulais aborder cette période indirectement. C’était aussi une façon pour moi de faire connaitre cette période à la jeune génération.
Pourquoi avoir choisi la foire, le cirque pour raconter cette histoire ?
Les forains évoluent dans un univers qui me parle. Lorsque j’étais jeune, je fréquentais ce genre d’endroits, à Derb Ghallef, il y avait la foire de Souirti, et à côté, il y avait « Massrah Nass » de Tayeb Saddiki. Tout ce qu’on voit dans le film, ce sont des souvenirs d’enfance, je voulais plonger dans ce monde un peu fantastique, magique avec plein de couleurs et en même temps être dans une histoire très sombre et très noire. Le contraste était pour moi était intéressant pour que je puisse passe plus de messages, plus facilement et surtout à travers le regard un peu naïf d’un enfant.
Quelle est la part autobiographique dans ce film ?
En fait, il y a toujours quelque chose de moi dans chaque personnage, qu’il soit homme, femme, enfant, vieux, … Il y a aussi une part de moi dans la forme artistique du film, dans le propos, …du coup, je peux passer des sentiments qui me ressemblent un peu plus.
Pour le casting, vous faites toujours appel aux mêmes ou presque ?
J’ai déjà travaillé avec la plupart des acteurs du film, je suis un peu fidèle aux acteurs et actrices qui m’ont accompagné depuis mes débuts en 2000, comme Mohamed Khouyi par exemple. Généralement, je choisis les acteurs qui ont une technique de composition, qui sont capables de faire des choses qui ne leur ressemblent pas, qui jouent autre chose que ce qu’ils sont ; des acteurs qui peuvent te suivre sur n’importe quelle piste et incarner n’importe quel personnage. Dans ce film, Omar Lotfi est différent de ce qu’il est dans la vraie vie, Khouyi pareil, Fatema Attif et Nadia Kounda ont été très crédibles dans leur rôle de Chikhates. Souvent, lorsque je propose un rôle à un acteur, il est étonné, mais la force du réalisateur réside dans le fait qu’il décèle des choses chez les acteurs qu’eux-mêmes ne voient pas.
Pour Don Bigg, je voulais casser cette image de rappeur et le glisser dans la peau d’un personnage qui est complètement à l’opposé du discours du Hip Hop. En fait, j’aime bien surprendre, faire sortir les acteurs de leur zone de confort, je n’aime pas les choses faciles.
Faouzi Bensaidi était parfait pour incarner un monstre à la fois calme, froid et violent.Et comme je me suis inspiré des personnages historiques et politiques qui ont marqué cette période, je voulais quelqu’un qui puisse représenter un peu ce pouvoir, avec une violence en silence, sur fond de musique romantique. Et Faouzi a une présence telle devant la caméra, il fait partie de ceux qui crèvent l’écran, juste son regard suffit pour passer le message.
Quel genre de réalisateur êtes-vous ? Un dictateur ou quelqu’un de plus flexible ouvert aux propositions des acteurs ?
Je viens avec un univers qui prend en compte le décor, la lumière, l’atmosphère, les couleurs, la musique, les personnages … j’aime bien mettre les acteurs dans un cadre que j’imagine dans ma tête, et la force des acteurs, qui sont finalement des interprètes, consiste à donner une âme aux mots couchés sur le papier.
Pourquoi raconter l’histoire à travers les yeux d’un enfant ?
L’enfant c’est un peu le fil conducteur du film, le narrateur. Des fois, le petit ne parle pas mais à travers lui on voit beaucoup de choses, et je voulais avoir cette naïveté, il vit des choses très violentes et en même temps, sert de fil conducteur pour raconter l’histoire.
Que répondez-vous à ceux qui ont trouvé qu’esthétiquement parlant, le film était parfait, mais que l’histoire était moins développée ?
C’est normal parce que le scénario n’est pas linéaire. Il y a des va-et-vient entre le monde imaginaire de l’enfant et la vie réelle, c’est normal que ce saut ait un peu dérouté certaines personnes. On n’a pas l’habitude de voir ce schéma de scénario, il y a des changements d’univers : l’enfant ferme les yeux pour mener son enquête, pour retrouver son père dans les tableaux …
Je trouve que ce genre de scénario est original et ces critiques ne me dérangent pas parce que je sais que l’histoire est forte et qu’elle correspond à la forme du film.