Elles sont jeunes, belles ou moins belles, diplômées ou à peine instruites. Leur point commun : elles se prostituent pour gagner leur vie. Parmi elles, des Marocaines qui ont choisi de s’expatrier à Dubaï pour changer de vie, d’image mais surtout de statut socio-économique dans une société marocaine où l’ascenseur social est en panne. Voici une plongée à corps perdu dans le business du sexe où trempent des femmes venues du Maroc et d’ailleurs.
Vendredi, 20H (GMT + 4 heures), le soleil qui a malmené Dubaï durant toute la journée a fini par diminuer d’ardeur. C’est la veille du week-end. L’émirat se régénère en ces fins de semaine très attendues. Les boulevards aussi bien que les rues et les malls de la ville grouillent déjà de monde. A l’orée d’une ruelle, un salon de coiffure jusqu’alors paisible est vite pris d’assaut par une belle foule. De jeunes femmes en « abaya » noires font leur entrée en fanfare, armées de gros sacs et brandissant de longues perruques en main. Leur échange en dialecte marocain trahit leur origine. Venant pour la plupart des quartiers « populaires » de Ddiira et Abouhil, ce sont des « ambassadrices » bien particulière du Maroc à Dubaï. Leur particularité : elles dorment le jour et travaillent la nuit.
Se jouer de la loi
Dubaï est un émirat sécuritaire très soucieux de « sa paix sociale ». Les autorités émiraties s’ingénient à assurer les meilleures conditions de vie aux citoyens mais également aux expatriés venant des quatre coins du monde. Le but est de faire tourner la machine économique du riche émirat. Un souci qui se traduit concrètement par des lois et des règles que tout un chacun qui foule le sol émirati se doit de respecter. Concernant « l’importation » des prostituées marocaines et même celles venant d’autres pays arabes, d’Europe et de pays asiatiques, les visas touristiques constituent la porte d’entrée à l’émirat qui a attiré 9 millions de touristes (4,4 milliards de revenus) sur les 10 millions prévus en 2012. Une fois arrivées, nombreuses sont celles parmi les touristes femmes qui se procurent des cartes de séjour grâce à l’intermédiaire des Kafils. « Au bout de leur séjour touristique, les filles doivent quitter le sol émirati, c’est la loi. Elles font souvent un saut du côté du Bahrein, du Qatar ou se rendent dans une île iranienne surnommée Alguich, avant de revenir s’installer comme travailleuses dans l’émirat », nous explique notre source diplomatique, précisant que son expérience dans les pays du Golfe lui a appris aussi que de nombreuses filles diplômées viennent avec de véritables contrats en bonne et due forme. « Celles-ci viennent travailler dans des hôtels, des restaurants, des malls et même dans des banques. Mais la tentation de l’argent rapide fait qu’elles basculent ». Le prix d’une nuit avec un client vaut parfois le salaire d’un mois, le choix est vite fait. Surtout avec la bonne couverture d’un contrat de travail professionnel. Du côté marocain, beaucoup de questions se posent quant aux filtres instaurés dans les aéroports pour freiner l’exportation des prostituées marocaines vers le Golfe. Si la police démantèle de temps à autre des réseaux de trafic humain, le flux n’est pas pour autant bloqué. « Les trafiquants et les migrants privilégient les portes d’entrées vers les pays de transit qui ne nécessitent pas l’obtention de visa », relèvent les auteurs du Rapport «Traite transnationale des personnes ». Pour contrer tout blocage à l’aéroport par la police marocaine, les prostituées et leurs mentors font des détours astucieux en cachant leurs visas émiratis (numérisés) et en camouflant leur véritable destination en faisant une escale pseudo-touristique en Tunisie, en Turquie, voire en Thaïlande ou encore en Syrie (avant le déclenchement de la guerre civile).
Des professionnelles du sexe qui se recueillent chaque jour dans ce temple de la beauté avant d’aller investir les nombreuses boîtes de nuit, les cabarets et autres bars du riche Emirat arabe. Dans ce salon de coiffure, l’ambiance est plutôt festive. Musique khaliji bien évidemment, chaîne de variété arabe à la télévision et récits de la nuit précédente meublent l’espace… S’abandonnant complètement aux mains expertes d’une esthéticienne philippine affable, Nancy - Halima de son supposé vrai prénom -, raconte à son amie, avec fierté, son aventure d’hier avec un touriste saoudien venu profiter comme il se doit d’un week-end prolongé à Dubaï.
Nancy: J’ai commencé à me prostituer à l’âge de 16 ans au Maroc, ma mère elle-même tenait un bordel à Azemmour. C’était la galère, trop de travail et peu d’argent.
Full or short ?
La vingtaine, Nancy compte déjà quelques années « d’expériences ». « J’ai commencé à me prostituer à l’âge de 16 ans au Maroc, ma mère elle-même tenait un bordel à Azemmour. C’était la galère, trop de travail et peu d’argent », se rappelle la jeune fille. Ses soucis prendront fin lorsqu’elle sera repérée dans un salon de coiffure par une « samsara » (intermédiaire). Passeport en poche, les choses vont marcher sur des roulettes pour la nouvelle recrue qui débarque à Dubaï comme coiffeuse. « J’ai été accueillie par mon « kafil » (tuteur), un jordanien, qui m’a expliqué comment ça marche et m’a présenté à d’autres filles déjà installées à Dubaï », précise Nancy en vérifiant du bout de ses yeux le résultat de sa manucure sophistiquée. Houyam (prénom d’emprunt), qui accompagne Nancy ce soir, est l’une des filles qui ont parrainé cette dernière à son arrivée. Elle est plus âgée, mais moins loquace quand il s’agit de revisiter son passé. Livrant sa tête à son coiffeur égyptien qui s’active à lui appliquer une perruque à la chevelure sublime, elle promène autour d’elle un regard endurci tandis qu’elle répond à son GSM. C’est un client potentiel pour la soirée. Les négociations se font rapidement. « Full night à 3.000 dirhams… ok on se voit alors au Kasbar vers minuit, Nancy viendra aussi. », conclut-elle en lançant un clin d’oeil à sa protégée. A nous, elle se contente de clarifier un peu les tarifs : le « full night » c’est entre 3.000 et 3.500 dirhams émiratis (entre 7.500 et 8.000 dirhams marocains) et le « short » est entre 1.500 et 2.000 DH. « C’est selon ‘chtara’ (ndlr, habileté) de chacune », explique-t-elle avec assurance. De tels « tarifs » sont largement pratiqués à Dubaï, mais aussi dans les autres émirats tels Abu-Dhabi, Charka, Ras Alkhayma… Mais pour ces travailleuses du sexe, ces montants restent à peine suffisants.
Les hommes aussi...
C’est un cabaret comme il y en a tant à Dubaï. Sauf que sa clientèle est un peu spéciale. En cette soirée de juin, des danseurs enthousiastes disputent allègrement une place sur l’étroite piste presque encombrée. Habillés et parés comme des femmes, de jeunes hommes rivalisent de déhanchements suggestifs pour attirer des clients. Homosexuels pour la majorité, ces garçons se prostituent à Dubaï. « Il faut dire qu’il y a une forte demande. Un ami qui m’a précédé ici, m’a encouragé à venir et je ne l’ai pas regretté», partage Amine. La trentaine, ce jeune slaoui qui n’a pas pu compléter ses études, fait double carrière à Dubaï. En parallèle avec la prostitution, il est cartomancien. « C’est pour arrondir mes fins de mois », lance-t-il avec un clin d’oeil. Diseur de bonnes aventures, il nous prédit l’avenir contre 200 DEA (500 dhs) tout en nous proposant des gâteaux provenant de la fête de mariage de l’un de ses amants émiratis. Quant à son vécu à lui, il nous le raconte volontiers. Vivant dans une chambre à Abouhil avec d’autres locataires moyennant 7000 dhs mensuellement, le jeune garçon gagne son pain en vendant son corps. Dans ce cas, ils sont nombreux. «Pour les garçons qui se prostituent au Maroc, Dubaï est le paradis», note un ami d’Amine. Clients locaux, arabes et étrangers, argent à flot, grande demande, liberté sexuelle « volée» mais amplement vécue, l’émirat est un Eldorado pour ces garçons. «Mais le risque est gros», modère Amine. Par risque, le jeune homme fait allusion à l’homosexualité formellement interdite par la loi émiratie et qui est passible de lourdes peines qui vont de la prison à la déportation (pour les expatriés) en passant par les traitements hormonaux. Notons que l'homosexualité est assez présente non seulement aux Emirats arabes mais également aux autres pays du golfe réputés pour leur grand conservatisme. Un paradoxe qui trouve ses origines dans une structure sociale traditionaliste. «La séparation entre les deux sexes dans cette société conservatrice, fait que les rencontres entre hommes et femmes sont difficiles. Ainsi certains garçons et même des filles s’engagent dans des relations homosexuelles «occasionnelles» pour assouvir leurs besoins en attendant leur mariage. Quant à ceux qui ont de véritables tendances homosexuelles, ils mènent une double vie en se mariant pour les apparences et en continuant de vivre leur sexualité interdite», nous explique cette source médiatique en rappelant une affaire qui a éclaté en 2005 dans un hôtel d'Abu Dhabi. La police émiratie avait arrêté 26 homosexuels dont quatre expatriés (un Indien et trois Arabes) pour avoir participé à un mariage gay. Une affaire qui a défloré un tabou tenace qui continue d’exister dans les esprits en essayant de cacher une réalité …autre !
Pour Jamila, 26 ans, la moitié de l’argent qu’elle gagne en louant son corps à ses clients va au Maroc à la fin de chaque mois. « Je prends en charge mon fils et par extension ma famille qui l’accueille. C’est la seule manière de m’assurer qu’ils en prendront soin en mon absence », confie, résignée, la belle Jamila. Mariée à l’âge de 17 ans à un expatrié marocain en Italie dans l’espoir de fuir la misère, elle se retrouve prisonnière d’un mariage foireux. Le mari quitte le pays en la plaçant chez sa famille qui finit par la traiter comme une bonne. Un mois plus tard, elle découvre qu’elle est enceinte. Elle passe des mois et puis des années dans l’attente du retour glorieux du mari. Elle comprendra plus tard qu’en vérité, son cher époux croupissait en prison dans son pays d’accueil pour trafic de drogue. Résultat, au bout de 5 ans, il rentre au bercail sans le sou et le divorce aura lieu quelques mois seulement après son arrivée. Jamila retourne alors chez sa famille avec une bouche supplémentaire à nourrir. Mais même sa propre mère refuse de la prendre en charge et lui montre vite la porte de sortie. « Je me suis mise alors à me prostituer dans les rues de Casablanca pour nourrir mon fils et calmer ma mère. J’ai sauté sur l’occasion lorsque cette entremetteuse m’a proposé de venir à Dubaï. J’ai fui l’enfer », martèle-t-elle.
Money, money, money !
« Entretenir sa famille » est un leitmotiv qui revient chez la plupart des travailleuses du sexe à Dubaï. Venant en grand nombre de milieux défavorisés, la plupart sont animées par une grande volonté de sortir leurs parents des conditions misérables qui les ont contraintes à se prostituer outre mer. « Pour mesurer le degré de gratitude des familles de ces filles, il suffit d’assister à l’accueil qui leur est réservé à leur retour au bled avec plein de valises remplies de cadeaux. A l’aéroport impossible de rater ce spectacle ! », témoigne cet employé à l’aéroport Mohamed V à Casablanca. Une remarque que Pr Abdesamad Dialmy confirme en notant cette sorte de connivence « coupable » entre la prostituée, sa famille et la société en général. « Tout le monde sait d’où vient cet argent abondant mais personne ne présente d’objection tant que tout le monde en bénéficie », indique le sociologue qui s’est déjà penché sur le phénomène à travers différentes études. Un argent qui sert pourtant à changer le statut des familles, à la réinsertion sociale et à la réhabilitation de l’image de la prostituée elle-même, mais surtout à entretenir son capital fondamental : son corps. « A Dubaï, le niveau est très haut en terme de standards de beauté. Richesse oblige ! Une prostituée dépense alors beaucoup d’argent pour s’entretenir, pour bien s’habiller, pour prendre soin de son corps et de sa beauté…
Jamila: Je me suis mise à me prostituer dans les rues de Casablanca pour nourrir mon fils et calmer ma mère. J’ai sauté sur l’occasion lorsque cette entremetteuse m’a proposé de venir à Dubaï. J’ai fui l’enfer.
Tout ça coûte cher ! Il faut dire qu’elles n’ont pas trop le choix avec la forte concurrence des bombes russes, des Libanaises complètement refaites, des égyptiennes aguichantes et des nouvelles arrivantes que sont de charmantes syriennes chassées par la guerre civile », analyse un journaliste marocain évoluant dans une chaîne émiratie. Des dépenses quotidiennes qui englobent les rémunérations des incontournables coiffeurs et esthéticiennes. Un simple brushing peut coûter jusqu’à 100 DEA, l’équivalent de 250 dirhams marocains, sans parler des manucure, pédicure, nettoyage, massages et autre épilation. Pour les éternelles insatisfaites, les salons de coiffure proposent également des perruques avec des chevelures sublimes à des prix forts pouvant atteindre 9.000 DH. « C’est de l’investissement rentable. Les clients khalijis adorent les chevelures de sirènes », commente avec amusement Jamila, qui n’oublie pas d’insister sur des dépenses encore plus importantes et qui engloutissent une bonne partie de la « recette ».
Le piège de la Kafala (tutorat)
« Beaucoup d’entre nous doivent verser un montant mensuel à leur Kafils. Ça peut aller jusqu’à 10.000 ou 13.000 DH par mois, selon les cas », explique Nancy qui a choisi d’abréger la saignée en payant tout au début. Choix stratégique, bon nombre de ces filles préfèrent payer leur kafil en avance. « J’ai acheté ma ‘Ikama’ (une sorte de carte de séjour) à 50.000 DH. Mon kafil déclare alors aux autorités que je travaille comme vendeuse dans sa superette et empoche son argent en me laissant mener ma vie ailleurs », partage Nancy. Une gymnastique administrative qui a pour objectif de contourner les lois émiraties en vigueur et de faciliter « l’importation » illégale de la main-d’oeuvre nécessaire pour faire tourner l’industrie du sexe. Système de régulation de la migration dans les pays du Golf, la kafala est le premier moyen de recrutement dans cette région.
Dommages collatéraux
Rabia, la trentaine, avait une belle carrière dans le secteur hôtelier à Dubaï. Manager exécutif dans une chaine internationale, l’avenir lui souriait. Jeune et belle, elle attirait les convoitises. «Dès que les clients khalijis savaient que j’étais Marocaine, leur attitude devenait insistante voire insolente. J’ai beau expliqué que je ne suis pas intéressée par leurs propositions indécentes et généreuses, ils n’arrivaient pas à comprendre qu’une marocaine puisse refuser leurs avances !», nous raconte Rabia avec amertume. Une situation qui devenait invivable pour la jeune femme au bout de quelques temps. «J’ai décidé de démissionner en sacrifiant un poste important avec de belles perspectives pour intégrer un centre d’appel ou je me réfugie derrière le combiné à l’abri des harcèlements », explique la jeune femme. Pour son amie Safaa, Dubaï n’était pas plus clémente. Fière au début de ses origines marocaines, elle finit par cacher sa nationalité. «A mon arrivée, j’affichais allégrement ma marocanité mais au bout de quelques mésaventures, j’ai préféré la cacher. Qu’importe ta valeur intellectuelle, tes responsabilités professionnelles, ton éthique, tu es réduite à une prostituée potentielle dès que l’on sache d’où tu viens », s’insurge la jeune femme qui est pourtant une responsable de ressources humaines dans une multinationale à Dubaï. Pour la plupart des cadres et des employées, les expatriées marocaines avouent souffrir de cette stigmatisation et des préjugés tenaces qui ne sont pas sans influencer leurs vies personnelles et souvent professionnelles. « On se retrouve à essayer en permanence de blanchir sa réputation et celle de toutes les Marocaines. A la longue ça devient un lourd fardeau… », regrette Miriam, commerciale dans une prestigieuse agence immobilière à Dubaï tout en relatant des récits d’harcèlement sexuel et moral à l’encontre des jeunes marocaines expatriées. « Des histoires tristes qui finissent parfois par des dépressions, des problèmes psychologiques ou par un retour forcé au pays… », continue la jeune femme avant d’être interrompue par Salma, jeune cadre chez un grand assureur de la place. «Plusieurs femmes respectables venant en touristes et parfois même en missions professionnelles ont été injustement refoulé à l’aéroport au Maroc tandis que des prostituées sont autorisées à prendre l’avion et à se rendre à Dubaï» dénonce-t-elle en évoquant cette ambigüité de procédure et cette dualité d’approche qui laisse lieu à de grands dérapages lorsqu’il s’agit de contrôle au niveau marocain. Des déclarations que nous avons essayé durant deux mois de vérifier auprès de la police marocaine… en vain (voir encadré : La loi du silence).
Ainsi, un Kafil, qui est en général un citoyen émirati ou le partenaire d’un citoyen local, peut recruter des employés directement ou à travers des intermédiaires qu’ils soient des personnes physiques ou des agences de recrutement. D’après l’étude intitulée « Traite transnationale des personnes - Etat des lieux et analyse des réponses au Maroc », réalisée pour le compte de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en août 2009, la kafala « est le cadre légal pour définir les conditions de séjour et d’emploi d’étrangers dans les contrées du Golfe ». « La tradition voulait que tous les étrangers souhaitant vivre dans ces pays soient placés sous le régime de la kafala, coutume ancestrale qui, jadis, obligeait le voyageur traversant le territoire d’une tribu différente de la sienne à se mettre sous la protection d’un kafil en échange d’une rétribution », expliquent les auteurs de cette étude.
L’argent sert à changer le statut des familles, à la réinsertion sociale et à la réhabilitation de l’image de la prostituée elle même, mais surtout à entretenir son capital fondamental : son corps.
Une pratique ancestrale qui est toujours en vigueur dans les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) qui vivent une véritable mutation socio-économique depuis l’heureuse découverte du pétrole. Cette pratique soulève nombre d’interrogations quant à son efficacité et sa fiabilité juridique. Pire, le système de Kafala représente, pour beaucoup de spécialistes, le coeur même de la problématique du trafic et souvent de la traite des êtres humains dans les pays du Golfe car donnant une large marge à différentes sortes de manoeuvres louches, voire illicites. Décryptage : Le système de la kafala fait que tout travailleur immigré ne peut obtenir un visa d’entrée et un emploi que si un citoyen du pays d’accueil, une institution ou une société, les emploient. Toujours d’après l’étude de l’OIM, le principe de la kafala prévoit que le kafil-employeur endosse la responsabilité légale de son employé pendant la durée du contrat. Un système atypique à travers lequel l’Etat délègue à ses citoyens la gestion de lourdes responsabilités qui devront en principe être assurées par l’Etat lui même.
Chantage et exploitation
« Qu’il soit une personnalité morale ou physique, le kafil et la kafala représentent le plus gros des problèmes rencontrés par la communauté marocaine dans ce pays », explique Abdesalam, fonctionnaire au consulat marocain à Dubaï. Si les droits de l’émigré sont généralement respectés dans le cadre d’une Kafala assurée par une personne morale (administration, entreprise…) car protégés par un contrat de travail, ce n’est pas toujours le cas lorsque le Kafil est une personne physique. « Les droits de l’émigré, même les plus élémentaires, dépend de la bonne volonté du Kafil », notent les auteurs de « La Traite transnationale des personnes ». Le problème se trouve amplifié dans le cas de « recrutement » de prostituées marocaines. Opérant dans la clandestinité, ces dernières n’ont pas d’autre choix que de se plier aux exigences de leurs Kafils. Ces derniers se constituent souvent en réseaux étendant leurs tentacules au Maroc. « Les Kafils des prostituées ont pour la plupart des ‘représentants’, des hommes et surtout des femmes, au Maroc. Ce sont ces derniers qui enrôlent les futures travailleuses de sexe. Leur terrain de chasse sont les salons de coiffures, les boites de nuit, les portes des lycées et autres écoles et même les hammams de quartiers », nous explique cette source diplomatique préférant s’exprimer sous couvert de l’anonymat. Conscientes de leur statut de « hors la loi», les prostituées expatriées se laissent exploiter par des Kafils émiratis, mais aussi par des Jordaniens, des Libanais, des Egyptiens, entre autres. « Mon Kafil jordanien sait qu’il me tient par la gorge, alors il lui arrive souvent de revoir à la hausse sa rétribution mensuelle.
Système de régulation de la migration dans les pays du Golf, la kafala est le premier moyen de recrutement dans cette région
Je n’y peux rien. Je cède et essaie d’équilibrer mes comptes en redoublant d’efforts dans le travail », explique, résignée, Nadia, Nonna pour les intimes. Mise en confiance, elle nous raconte la triste histoire d’une copine rapatriée par les autorités à l’issue d’une confrontation que la narratrice qualifie d’injuste avec un Kafil trop gourmand. « Ce dernier l’a tout simplement dénoncée. Après quelques mois de prison, elle a été chassée du pays », regrette la jeune fille. Donner l’exemple, les Kafils malhonnêtes savent le faire. Le chantage devient alors un moyen redoutable pour arriver à leurs fins. « N’empêche qu’il existe des Kafils qui sont plus serviables et nous mettent en relation avec de bons clients. Je me souviens toujours de cette dame marocaine naturalisée émiratie qui en plus de nous vendre des « ikamas » et nous louer des chambres, nous proposait chaque soir des clients de confiance », souligne Jamila. Ces services sont proposés en contrepartie d’une part du butin, qui peut aller de 30 à 50% de la recette, selon les types de clients, de prestations offertes, de genres de collaboration (régulière ouoccasionnelle). Tout dépend aussi du sens des affaires du proxénète et sa capacité à fidéliser clients et employées (prostituées).
Du win-win à tous les étages
« C’est un accord où tout le monde est gagnant », commente cette source diplomatique à Abu-Dhabi. Mais que peut signifier le verbe « gagner » pour une prostituée qui passe ses nuits à racoler dans les cabarets et le clair de ses journées à hiberner en groupe dans des pièces étroites aux côtés de ses collègues de travail ? Quelle qualité de vie et quelles perspectives d’avenir pour ces travailleuses du sexe ? Rendant visite à l’une de nos interlocutrices dans son lieu de résidence au quartier Abouhil, nous découvrons des appartements dortoirs. Dépouillée, la décoration et l’ameublement se font simples : Juste une lignée de lits, un climatiseur brouillant, des placards de fortune débordants et des miroirs… un peu trop de miroirs. Préférant investir leur argent ailleurs, ces filles ne dépensent pas trop dans le loyer. Elles se mettent en groupe dans de petits appartements, étant donné que les prix de location pratiqués à Dubaï restent très élevés. « En tout cas, on n’est là que pour dormir. L’essentiel c’est d’avoir un lit pour se reposer », argumente, convaincue, Layali (un pseudo) en évoquant la succes story de sa copine khouribguie qui, au bout d’une dizaine d’année de carrière, a pu s’achetertrois appartements au quartier Bourgogne à Casablanca. « Elle est actuellementen pourparlers pour acquérir un lot de terrain dans sa ville natale », raconte Layali avec un brin de jalousie. Une réussite socioéconomique qui en inspire plus d’unes au Maroc. Venant pour la plupart de familles modestes, comme le confirme le sociologue Abdessamad Dialmy, les jeunes prostituées marocaines à Dubaï veulent prendre leur revanche sur la pauvreté. « Elles ont comme seul capital leur jeunesse.
Une gymnastique administrative qui a pour objectif de contourner les lois émiraties en vigueur et de faciliter « l’importation » illégale de la main-d’oeuvre nécessaire pour faire tourner l’industrie du sexe
C’est du temps et le temps c’est de l’argent. Du coup, elles accélèrent le rythme pour en gagner plus, encore et toujours plus », analyse ce journaliste marocain installé depuis des années à Dubaï qui a requis, lui aussi, l’anonymat (Lire encadré : La loi du silence). Conscientes de la précarité de leur situation d’immigrées irrégulières, les plus intelligentes réinvestissent leurs gains dans des affaires « plus clean ». Salons de coiffure, centres esthétiques, hammams marocains et maisons de couture restent les projets préférés des ex prostituées marocaines converties en femmes d’affaires. « Ça permet de rester en contact avec les filles et de jouer de temps à autre aux entremetteuses quand l’occasion se présente », précise cet ex diplomate au Bahrein en notant l’importance du carnet d’adresses de ces ex prostituées converties. Des réseaux de relations plus ou moins importantes qui servent toujours à alimenter la machine mais également à huiler ses rouages en cas de problèmes ou d’incidents avec les autorités. « Je n’oublierai pas cette fille marocaine, une ex étudiante d’une prestigieuse école à Casablanca, qui a décroché une bourse à l’université de Dubaï grâce aux influentes relations de sa mère. Une fois arrivée, la jeune recrue a automatiquement évolué dans les milieux puissants de Dubaï : hommes d’affaires, hommes de pouvoir… Même après de longues années sur les bancs de la fac, elle jouit toujours de son statut d’éternelle étudiante alors que tout le monde sait que c’est une prostituée de luxe qui roule en Ferrari et qui habite une villa au quartier huppé d’El Jumeira », continue notre source.
La loi du silence
Sujet largement évoqué dans les médias, la prostitution des Marocaines dans les pays du golfe n’en demeure pas moins tabou. La preuve ? Que ça soit à Dubaï ou au Maroc, rien qu’à l’évocation du sujet auprès des différents intervenants, spécialement les responsables, se dresse immédiatement un mur de silence constitué de gêne, de honte mais surtout de déni. Les responsables se cachent-ils la face pour ne pas dire les choses comme elles sont ou est-ce plutôt une manière d’occulter des informations susceptibles de dévoiler l’ampleur du phénomène ? Si à Dubaï, nos interlocuteurs ont tous choisi l’anonymat, leur attitude reste «compréhensible». Il y en a ceux qui avaient peur pour leurs places, d’autres pour leurs statuts, d’autres pour leur avenir à Dubaï et d’autres pour leur existence même dans l’émirat (risque de rapatriement). Leur grand conseil était de ne pas contacter la police émiratie, « le risque est gros pour vous et pour vos contacts… », nous lance cette source sur un ton grave. Au Maroc, c’est aussi difficile de glaner la moindre information officielle. Contactant les autorités concernées pour un entretien, on nous explique que ça sera impossible vu l’emploi du temps trop chargé du responsable. Soit ! On présentera ensuite une requête concernant des informations sur les réseaux de prostitution des Marocaines dans les pays du Golfe, la distribution géographique de ces derniers, les opérations de démantèlement déjà effectuées, les chiffres des «refoulements» opérés aux aéroports marocains… Au bout de deux mois (juillet et août) d’appels et de contacts répétitifs, nos demandes renouvelées sont restées sans réponses avec, à chaque fois, de fausses promesses d’envoi d’informations via fax ou mail ! Ce silence perdure.
Sacré contrôle
Un exemple qui pousse à se poser des questions quant au système de régulation du flux migratoire des Marocains et spécialement des Marocaines dans ces contrées. En s’adressant à la Direction générale de l’immigration à Dubaï, nous apprenons que l’Emirat a instauré une loi interdisant l’accès au pays aux femmes marocaines âgées de moins de 30 ans et non mariées. Seules les porteuses d’un contrat en bonne et due forme ou un visa de visite familiale peuvent faire l’exception. En principe seulement. Car dans la vie réelle, cette loi se trouve souvent dérogée. Des moins de 30 ans et même des mineurs arrivent en masse au pays sans le moindre problème. « C’est encore les contrats bidon avec des kafils corrompus », s’insurge notre source médiatique à Dubaï. Des dérapages qui font que quelque 20.000 Marocaines, dont une majorité de jeunes filles mineures, travaillent « tranquillement » dans le marché du sexe dans les pays du Golfe. Ces chiffres ont été avancés par Driss Sadraoui, président de la Ligue marocaine pour la citoyenneté et les droits de l’Homme (LMCDDH) dans le rapport final d’une récente étude de terrain réalisée par la Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l'étranger. Ce document confirme d’ailleurs que 70% des Marocaines ayant immigré dans les pays du Golfe se livrent à la prostitution. Des résultats choquants qui dévoilent l’ampleur du phénomène et rappelle la dure réalité d’un Maroc devenu, au fil des ans, une plaque tournante des réseaux de prostitution. Un constat que notre source diplomatique modère en soutenant que « seulement 500 filles des 30.000 immigrés marocains à Dubaï se prostituent. C’est une question de réputation ternie et exagérément souillée… », s’insurge-t-il. Des propos qui soulèvent le problème de stigmatisation des Marocaines jugées potentiellement « prostituables » non seulement à Dubaï, mais dans la plupart des pays du Golfe.
Que peut signifier le verbe « gagner » pour une prostituée qui passe ses nuits à racoler dans les cabarets et le clair de ses journées à hiberner en groupe dans des pièces étroites ?
Cette réputation trouve ses origines au début des années 70 au lendemain du déclenchement de la guerre civile au Liban. Le pétrodollar change alors de destination pour atterrir au Maroc en inaugurant une nouvelle ère de tourisme sexuel. Au bout de quelques années, un flux inverse prend forme en « exportant » de la main-d’oeuvre marocaine vers différentes destinations du Golfe. Parmi les différents profils de cadres et autres employés constituant la communauté marocaine dans ces contrées, le plus gros lot est constitué de travailleuses et de travailleurs du sexe (voir encadré: Des hommes aussi). Une sorte de « livraison à domicile » que les réseaux de prostitution s’ingénue à sécuriser à tout prix, mais surtout à rentabiliser au maximum. Le tout avec une optimisation qui dépasse parfois la « logique commerciale » pour prendre des allures de lutte idéologiques et politico-religieuse. « Certaines prostituées marocaines sont exploitées par leurs maris chiites.
Pr Abdesamad Dialmy, sociologue: Lorsqu’une travailleuse du sexe rentre au pays, en affichant ouvertement sa richesse ostentatoire devant les yeux de ses voisins diplômés et chômeurs, elle remet en question toutes les valeurs de mérite et décrédibilise un système éducatif qui n’est plus capable de produire de modèles positifs
Ces derniers considèrent cette exploitation comme une sorte de Jihad contre les sunnites à travers leurs «mécréantes de femmes », s’inquiète notre source diplomatique. Des faits choquants qu’il a pu constater et traiter personnellement au cours de ses années de service dans des pays du Golfe. Le problème est d’autant plus alarmant lorsqu’on sait qu’avec la réforme de la Moudawana, les enfants naissant de pareille union seront automatiquement des chiites marocains. Un fait qui met les autoritésmarocainesdevantun sacré dilemme : bloquer ce genre de mariage pour contrer le déluge chiite, « ce qui est anti-constitutionnel » ou respecter les libertés individuelles de ses ressortissantes et hériter de leurs enfants…chiites. Une affaire à suivre !
« Les recherches à l’origine du présent texte ont été effectuées grâce au soutien de Free Press Unlimited, du Centre Ibn Rochd des Etudes et Communication, et de l’Ambassade des Pays-Bas au Maroc. L'auteur est responsable du choix et de la présentation des faits contenus dans cet article, ainsi que des opinions qu'il y exprime ».