« Ma dernière pensée aura été pour vous, mes chéris »
Les grandes guerres ont fait couler beaucoup d’encre. Du fond des tranchées, dans les forêts, les fortins ou les rizières de l'Annam du Tonkin, de Saigon ou d’ailleurs, des soldats de tous grades et classes rédigèrent des récits de leurs expériences du temps de guerre. Leurs journaux, lettres, récits en prose, œuvres de fiction, croquis, poèmes et mémoires constituent un patrimoine littéraire mondial riche et varié.
On a estimé que plus de 1000 lettres par combattant ont été écrites pendant la Première guerre mondiale, soit une
lettre par jour en moyenne pendant les quatre années de guerre, parfois plusieurs le même jour. Alors que la lettre était encore rare au XIXe, et que la pratique épistolaire ne concernait qu’une part infime de la société, la Grande Guerre a beaucoup fait écrire, donnant ainsi un accès exceptionnel à la parole des anonymes, des habituellement muets de l’histoire.
Les lettres écrites par les combattants de la Grande Guerre sont des pièces remarquables qui ont contribué au développement d’une
« littérature » de non-écrivains. Une écriture à la première personne, à la conquête paradoxale d’une prise de conscience de l’être intime dans le cadre d’une vie collective imposée. La lettre de guerre permet d’abord de maintenir un contact avec le monde des « normalement vivants », ou de le rétablir, réparer les déchirures dans le temps et dans l’espace. Ce contact est important car le soldat a le sentiment d’avoir été non seulement arraché brutalement aux siens, au monde qui fait sa quotidienneté, mais à tout un système de représentation, à un univers de pensée voire à l’humanité. La lettre lui permet surtout de préserver un espace intime virtuel, en permanence menacé par l’expérience de la guerre de tranchées et par la censure. « Pour moi, je n’ai de vie propre qu’au moment où je suis avec toi », écrit Eugène-Emmanuel Lemercier à sa mère le 17 novembre 1914.
Aussi les censeurs font-ils songer à ces étranges fantômes qu’évoque Kafka dans une lettre à Milena, fantômes devant lesquels on se met à nu, et qui, les attendant avidement, boivent les baisers écrits en route, empêchant ainsi qu’ils parviennent à destination.
Ces lettres, où le combattant fait un immense effort pour consigner son expérience, peuvent avoir une valeur documentaire considérable. La lettre décrit l’action tout en restant au plus près de l’événement, sans recul, livrant au jour le jour des impressions brutes et immédiates, rares et précieuses pour l’historien. Elle peut aussi être une forme de témoignage à l’état natif d’une expérience littéralement inouïe, celle du dépassement d’un seuil de violence et de barbarie jusque-là jamais atteint.
Décrivant « le désert avec rien du tout de vivant autour de soi » qu’est devenu le paysage de Verdun fin octobre 1916, F. Léger écrit :
« Les débris humains commencent à apparaître aussitôt que l’on quitte la zone où il y a encore un chemin. J’ai vu des choses excessivement curieuses. Des têtes d’hommes presque momifiées émergeant de la boue. C’est tout petit dans cette mer de terre. Les mains surtout sont extraordinaires. Plusieurs ont les doigts dans la bouche, les doigts sont coupés par les dents. J’avais déjà vu cela en Argonne, un type qui souffre trop se bouffe les mains ».
Cette écriture de « non écrivains » impressionne néanmoins par l’invention de nouvelles formes : dans la tentative de décrire au plus près non seulement la souffrance mais l’accablement — le célèbre « cafard » —, mais surtout dans le souci de laisser un dernier message aux vivants, une « dernière lettre » : un écrit qui, dans la complexité de ses formes, s’inscrit dans le genre du testament.
LA DERNIÈRE LETTRE
La dernière lettre peut enfin prendre les allures de l’épitaphe : « Je veux que l’on pense quelquefois à moi comme l’on pense à un ami qui voulait vivre et qui maudit cette guerre qui m’a fauché avant de connaître la vie, en pleine santé et en pleine force ». La Dernière lettre…, lettre du 4 mai 1915.
Dans l’état de guerre, il arrive ainsi très souvent qu’on communique avec les morts, qu’on reçoive une lettre de quelqu’un qui est déjà mort. « Les lettres de soldats, écrit Jacques-Émile Blanche, vous semblent des messages de l’au-delà. Vous les tenez respectueusement avant de les lire, vous les humez, vous les palpez comme si elles étaient encore moites du contact d’une autre main, peut-être inerte à cette heure, et l’on ne sait comment écrire aux habitants si proches et si lointains, de la Terre de Feu ». Jacques-Émile Blanche, Cahiers d’un artiste.
« Je suis en ligne. Nous allons attaquer ; nous sortons des tranchées à 2 heures 30 demain matin. Encore quelques heures et nous bondirons sur l’ennemi. Ma dernière pensée aura été pour vous, mes chéris. Je sais que si cette lettre vous parvient c’est fini pour vous : la joie, la gaîté disparaîtront pour toujours de cette maisonnette où nous étions si bien. Mais courage, de là-haut votre Riri veillera et attendra que la suprême réunion se fasse pour vous dire tout…
Sachez qu’il vous a aimés et adorés, ma lettre quotidienne a dû vous le prouver.
Adieu donc […], adieu à tous ceux que j’ai aimés.
Votre Riri qui vous aime » La Dernière lettre…, Lettre de Henri Hillaire, mort le...
En hommage aux anciens combattants des deux guerres mondiales, des récits et des entretiens avec des auteurs ont fait l’objet de nombreux romans en plusieurs langues, publications historiques et émissions de radio. À partir des années 1960, l'approche du 50e anniversaire de la guerre suscita un intérêt général pour les mémoires historiques et les souvenirs des anciens combattants, ces sacrés passeurs de mémoire.z
Belle lecture !