M’Hammed Grine : «Les rapports de la Cour des comptes doivent s’inscrire dans la normalité»
Mohammed Zainabi
Economiste, manager et militant, M’Hammed Grine a sa propre lecture concernant les rapports de la Cour des comptes.
L’Observateur du Maroc et d’Afrique. Quelle est votre réaction par rapport à la polémique que suscitent à chaque fois les rapports de la Cour des comptes aussitôt qu’ils sont publiés ?
M’Hammed Grine : Créer une polémique autour des rapports de la Cour des comptes est quelque chose de malsain parce que cela crée un climat de stigmatisation des responsables au sein du secteur public ; ce qui est de nature à décourager beaucoup de potentialités et de nombreux hauts cadres de rejoindre les établissements publics et ce, d’autant plus que ces derniers sont loin d’être attractifs en terme de rémunération par rapport au secteur privé, surtout quand il s’agit de grands groupes internationaux. Plus grave encore, en versant dans la stigmatisation, l’on dévoierait les rapports de la Cour des comptes de leur objectif. Il est donc nécessaire que ces rapports s’inscrivent dans la normalité.
Qu’entendez-vous par normalité ?
Quand la Cour des comptes révèle des lacunes et des faiblesses, un suivi doit être assuré pour que soient opérés les redressements nécessaires. Il ne suffit pas de pointer du doigt des manquements, même graves et/ou constituant des infractions. Le travail de la Cour des Comptes n’aura une réelle utilité que si des enseignements en sont tirés pour que soient mises en place les mesures correctives qui s’imposent. Ces actions de fond ne pourraient être menées que si les rapports de la Cour des comptes sont inscrits dans la normalité, à l’instar des audits internes et externes qui sont monnaie courante dans le privé.
Partagez-vous alors le désenchantement de nombre d’observateurs qui se posent des questions quant à l’utilité même des rapports de la Cour des comptes qui sont rarement suivis d’actions correctives ?
Si l’on s’inscrivait dans une normalité, ces rapports devraient donner lieu à des plans de redressement pour tout ce qui est lacunes, manquements et dépassement relevant de la mauvaise gestion. La justice devant, bien entendu, être mise en branle en cas de présomption d’infractions. Par ailleurs, les rapports de la Cour des comptes devraient être présentés à l’opinion publique avec beaucoup de pédagogie et de précautions pour éviter l’amalgame où l’on ne fait aucune différence entre erreurs de gestion, dilapidation et détournements. Et finalement, nous avons l’impression que tout le travail réalisé ne mène à rien. D’où le sentiment d’une sorte d’impunité dans le pays.
Quel crédit donner alors aux rapports de la Cour des comptes ?
Il faut faire attention à la banalisation de ces rapports qui sont tout de même rédigés par des magistrats qui doivent y peser chaque mot. Manquement, dysfonctionnement, dilapidation, détournement, … sont des mots qui ont, chacun, une portée dans ces rapports. La procédure judiciaire devant, bien entendu, être enclenchée dès qu’il y a présomption d’infraction. Dans ce cas, la Justice doit traiter ce genre de dossier avec toute la sérénité nécessaire pour pouvoir déterminer la responsabilité civile et/ou pénale des responsables concernés. Il n’appartient aucunement à l’opinion publique de le faire.
Mais n’est-il pas salutaire que l’opinion publique s’intéresse à la chose publique ?
C’est bien que l’opinion publique s’intéresse à la gestion des affaires publiques, mais la sentence ne lui revient pas. Malheureusement, la vindicte populaire s’exacerbe dans notre pays et beaucoup de catégories sociales, dont les dirigeants d’établissements publics, sont stigmatisées. On entend tout le monde répéter l’expression « Tous pourris ! ». Or, en mettant toutes celles et tous ceux qui gèrent les entreprises et administrations publiques dans le même panier, l’on produit un effet pervers. Cette généralisation protège ceux qui commettent des actes indélicats puisqu’on les noie dans la masse. Moi, qui suis un observateur de l’intérieur du secteur public, je constate qu’il y a de nombreux dirigeants qui sont non seulement compétents, mais intègres et rigoureux ; et qui gèrent les deniers publics en bon père de famille. En généralisant, on verse dans la stigmatisation. Résultat, ce sont les mauvais qui sont protégés et ce sont les bons serviteurs du pays qui se retrouvent salis.
Que faut-il faire alors ?
Il faut instaurer un climat de sérénité et que ceux qui fautent paient, mais tout en préservant, en terme d’image, toutes celles et tous ceux qui gèrent bien les affaires publiques. Jetez un coup d’œil sur les rapports d’audit internes ou externes des entreprises privées, et vous verrez que bien des dysfonctionnements ou des manquements y sont relevés. C’est tout à fait normal, parce que le travail humain n’est jamais parfait. Sauf que dans le secteur privé, on ne s’arrête pas au constat et on procède à la mise en place des mesures correctives nécessaires. Et quand il y a des fautes graves, la sanction administrative tombe. De même, quand il y a infraction, les auteurs sont traduits en justice et demeurent présumées innocents jusqu’à preuve du contraire. C’est un droit élémentaire qu’il faut préserver pour tous, employé du privé comme du public.
Sauf que de tels dossiers, et a fortiori quand ils mènent à des procès, sont très prisés par certains médias ?
La presse a un rôle à jouer pour que la sérénité s’instaure. C’est clair que les errements doivent être sanctionnés, mais en même temps, les belles réalisations doivent, elles aussi, être mise en exergue. Hélas, on ne s’intéresse qu’aux trains qui arrivent en retard. Vous savez, si le Maroc, un pays avec peu de ressources et avec l’indélicatesse de quelques uns, dispose des fondamentaux d’un Etat moderne et tient debout, ce n’est pas le fruit du hasard, il le doit à ces nombreux marocains qui s’acquittent de leur responsabilité avec abnégation et dans l’intérêt de tous.
En plus de certains traitements médiatiques, ce qui intensifie la polémique à chaque fois que la Cour des comptes publie ses rapports, c’est la récupération politique qui en est faite. Comment parler de sérénité dans ce cas ?
Je ne voulais pas en parler, mais vous m’amenez à le faire. C’est effectivement l’instrumentalisation politique et médiatique de ces rapports qui alimente la polémique et donne l’impression que l’impunité s’installe dans le pays et que la gabegie et les errements sont la règle. Ce qui n’est ni bon, ni vrai d’ailleurs. Certes, cacher des dysfonctionnements serait inadmissible, mais verser dans l’excès dans l’autre sens est tout aussi mauvais, étant donné l’impact que cela a sur la partie non avertie de l’opinion publique et sur l’image du pays à l’extérieur. Sérénité, sérénité et sachons raison garder pour éviter tout dérapage.
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D’autres avis
Hassan Ouazzani Chahdi, juriste.
Toutes les Cour des comptes, au Maroc comme en France et ailleurs, mènent des investigations sur les entreprises et administrations publiques ainsi que des collectivités territoriales. Des rapports sont ensuite publiés. Ces documents présentent des constats, des évaluations, des propositions de réforme, ce qui est très important. Et parfois, quand il y a des manquements graves, il y a bien entendu des sanctions. Malheureusement, le poste de Procureur général près la Cour des comptes est vacant depuis le départ de l’ancien procureur général qui est l’actuel président de la Cour constitutionnelle. Ce vide se fait sentir. En cas d’investigations ayant débouché sur la découverte de manquements graves, le Premier président de la Cour des comptes soumet le dossier au parquet et donc au Procureur général qui, lui, lance les poursuites. Maintenant qu’il n’y a pas de Procureur général, on ne peut que s’interroger sur ce qui va être fait. Va-t-on aller jusqu’à des poursuites ou se limiter aux constats ? Tout le monde se pose des questions. Je souligne au passage que tous les constats relevés ne donnent pas lieu automatiquement à des poursuites ou à des sanctions. Je rappelle que la Cour des comptes est une autorité constitutionnelle indépendante.
Abderrazzak Elmeziane, économiste.
Ce qui caractérise les rapports de la Cour des comptes cette année, parce qu’il y a eu plusieurs au lieu du rapport global habituel, ce sont les conclusions émanant des Cours des comptes régionales. Cela va dans le sens de la responsabilisation des différents acteurs au niveau des régions. C’est la traduction dans les faits de la stratégie nationale visant à asseoir la régionalisation au niveau de tout le pays. L’autre constat, tout aussi frappant, est l’élargissement du champ d’action de la Cour des comptes qui a concerné pour la première fois la société civile, à travers le contrôle des associations, par exemple. Le contrôle devient donc plus global. En outre, il semble que la Cour des comptes est en train de s’acheminer vers la coercition après avoir usé de pédagogie et de prévention. Tout le monde s’attend à une accélération de la cadence, mais l’élan semble être pris.
Mustapha Ramid, ministre de la Justice.
Malgré notre insistance, il nous a été impossible d’avoir l’éclairage du ministre de la justice concernant les questions que suscitent les rapports de la Cour des comptes. Mais le ministre a déclaré au portail de son parti que les dossiers faisant état de dérèglements financiers dans les institutions ou les entreprises publiques seront directement transmis à la justice, tandis que ceux relatifs à la gestion communale ne le seront qu’après la tenue des élections, en septembre. « La majeure partie des constats dressés par la Cour des comptes fait état de dysfonctionnements dans la gestion, mais on retrouve aussi des dérèglements financiers, de nature criminelle, que nous n’hésiterons pas à transmettre à la justice, quelle que soit l’institution concernée », a-t-il souligné. Concernant les manquements relevés dans la gestion financière des collectivités locales, Ramid affirme, sans sourciller, qu’il veut tempérer. Il refuse donc de déférer les dossiers relatifs à la mauvaise gestion communale avant les élections. «C’est pour respecter la présomption
d’innocence des élus et des employés communaux », soutient-il. Et d’ajouter : «Tant que nous n’avons pas de certitude sur la nature des dysfonctionnements, et s’ils sont, ou pas, rattachés à des crimes de corruption, les déférer devant la justice relèverait de la diffamation». Et si le Premier président de la Cour des comptes saisissait le ministère public concernant pareils dossiers, Rami pourrait-il alors empêcher leur instruction ?