14 policiers ont mis fin à leur jour depuis 2010. La Direction générale de la sureté nationale (DGSN) explique cette fin tragique à chaque fois par «un problème familial». L’Observateur du Maroc se met dans la peau d’un flic sous tension.
Il est policier de la circulation dans une ville marocaine, appelons-le Aymen. Il est 22h, après huit heures de service, le jeune homme en uniforme s’apprête à rejoindre son arrondissement pour déposer son matériel de travail afin de rentrer chez lui. « C’est une journée comme les autres faite de pression et de plusieurs sollicitations », nous confie-t-il. Intégrer la police n’était pas un choix de cœur pour ce licencié en droit arabe. « J’étais au chômage, je préfère ce métier certes dur, mais ai-je vraiment le choix ? », se demande-t-il. Il réfute les clichés sur son métier. « Une nouvelle génération a intégré la police et fait preuve d’éthique dans sa pratique professionnelle », insiste-t-il. Quand on lui pose des questions sur la corruption et l’existence de racket orchestré par des supérieurs, le policier se montre prudent : « Moi, je ne prends rien et je ne veux rien. Peut-être que ça existe ailleurs », laisse-t-il entendre.
Les premiers éléments de l’enquête avec Hassan El Ballouti, accusé d’avoir tué trois de ses collègues avec son arme de service au
Commissariat de police de Machrâa Belksiri (région du Gharb) montrent l'existence d’un système bien huilé de corruption au sein de la police de cette localité. Le policier vide son sac et l’enquête vire au scandale. Le sujet est à la Une des journaux. Et comme un malheur ne vient jamais seul, une série noire d’informations sur le corps policier tombe chaque jour.
La police a le cafard
Le 15 avril à Tanger, un brigadier au district de Béni Makada s'est donné la mort dans son domicile. Le suicidé a été retrouvé inanimé par sa femme et sa fille mineure après s'être pendu au lustre du salon. Selon la DGSN ce policier «vivait d'incessants problèmes conjugaux».
Le 17 mars, dix jours après le carnage de Belksiri, un policier à Marrakech tente de mettre fin à ses jours en ingurgitant un produit utilisé habituellement pour la dératisation. Le policier de 33 ans est sauvé in extremis. Le même jour, à Kenitra cette fois-ci, un policier de la circulation est agressé par un chauffard. À bord d’une voiture volée, le conducteur tente de s’enfuir d’un barrage et il frappe le policier lui causant une grave fracture à la jambe. Quelques jours auparavant, à Laâyoune, un autre automobiliste agresse un autre policier qui a tenté de l’interpeller. Après des « interventions », le conducteur est relâché et l’agression va se transformer en un banal accident de la route. Une décision mal perçue par les policiers de ce district. Cette série noire ajoute de la pression sur les hommes en uniforme. Nous avons approché plusieurs éléments de ce corps mais ils ont pour la plupart, refusé de répondre à nos questions. L’un d’eux nous en a expliqué la raison, sous couvert de l’anonymat : « La situation est très sensible. La direction nous demande clairement de la fermer, sinon on subira des représailles ». Pourtant, depuis des mois déjà, ça va mal, très mal chez les flics.
Seul dans l’arène
Le 5 février 2013, un élément du Corps mobile d’intervention (CMI) se suicide à Casablanca. La DGSN annonce la mise en place d’une cellule psychologique pour le suivi des membres de ce département. Un mois plus tard, le 7 mars précisément, un agent de la Direction générale de surveillance du territoire (DGST) met fin à ses jours à l’aide de son arme au siège du service où il travaillait à Settat. Un communiqué laconique de la DGSN annonce ce fait-divers et renouvelle l’annonce de la création de cette fameuse cellule psychologique. Pour Rachid El Mounacifi, expert des questions sécuritaires, cette démarche n’est pas convaincante. « Cette cellule devait exister depuis toujours. Il ne fallait donc pas attendre que des drames surviennent pour venir agir en catastrophe. En plus, il ne suffit pas d’embaucher des psychologues pour que les choses s’améliorent. La DGSN a besoin d’une stratégie globale pour la gestion du stress de ses RH », préconise-t-il. Pourtant, la formation reçue devait assurer aux éléments de la police une maitrise de soi dans les situations les plus intenables. « La formation que les agents de police reçoivent n’est pas suffisante pour une seule raison : la période de formation est trop courte », explique notre expert en sécurité publique. Cette période est de 6 mois pour un gardien de la paix ou pour un agent de la circulation alors qu’ailleurs cette formation dure deux ans au minimum. Après cette étape, le policier est directement « jeté » dans l’arène et doit faire face à une réalité complexe. « Pire, la formation continue est inexistante. Le policier travaille avec des connaissances désuètes », regrette El Mounacifi. L’homme sait de quoi il parle. Fils de policier, il a vu son père sombrer dans l’alcool et la déprime à cause de la « mauvaise gestion de la hiérarchie ». Dans les années 60, son père avait tenté à deux reprises de mettre fin à ses jours. Le mal être des policiers est plus profond qu’il n’y paraît…
Les 4 maux de la police marocaine1 L’hogra
Dans la seule ville de Casablanca, 150 policiers ont été « victimes » d’agressions. S’il arrive que les hommes en uniforme peuvent abuser de leur pouvoir, il est courant aussi qu’ils subissent des humiliations de la part de personnes « hauts placées » et de « fils de... ». Sans l’accord de l’hiérarchie, le policier ne peut pas déposer plainte contre son agresseur. Nous avons été témoin d’une agression perpétrée à l’encontre d’un policier de la circulation. Ce dernier voulait poursuivre la conductrice dont il a été victime en justice, mais les hauts responsables sécuritaires de cette zone ont affiché une fin de non recevoir à sa demande.
2 Les mutations et les lettres anonymes
Le 14 septembre 2012, un policier crée l'évènement de la plus tragique des manières. Il tente de s’immoler par le feu devant le district de Khémisset pour protester contre une mutation « abusive ». Cet acte s’est soldé par la condamnation de l’homme en uniforme. La hantise des policiers sont les mutations abusives. Sans explications, un policier, aussi gradé puisse-t-il être, peut être poussé à changer de ville d’affectation du jour au lendemain. Le cas le plus célèbre est celui de Mustapha Mouzouni. Imminence grise de la DGSN, il était en 2011 le préfet de Casablanca. En un quart de tour, il a été muté à…Zagora. L’autre bête noire des policiers, les lettres anonymes reçues par la direction de ce département dénonçant les « abus » supposés d’un supérieur. Si les allégations contenues dans ces missives peuvent s’avérer vraies parfois, le plus souvent elles ne traduisent que des règlements de comptes.
3 Un regard social méprisant
La police et la société se sont souvent regardées en chiens de faïence. Les préjugés sur cette profession sont lourds à porter. « Je suis fier d’être policier, lance un jeune en ajustant le col de son uniforme bleu. Je ne suis pas le tortionnaire qu’on imagine. Je vis comme tout le monde, j’ai des hauts et des bas ». Le mélange de crainte et de répulsion que suscitent les policiers chez la population s’explique aussi par l’absence d’instance d’intermédiation entre ce corps et la société. D’ailleurs, les membres de la DGSN n’ont pas la possibilité de créer une ONG ou un syndicat. C’est pour cela que dans ce cadre crispé à l’extrême, l’ouverture de la police à travers la création de Police Magazine et la mise en place d’une cellule de communication ont été saluées.
4 Revenus et conditions de travail
La hausse des salaires de l’ensemble des membres de la DGSN, décidé en 2010, était une bouffée d’oxygène pour les policiers. Ainsi, un préfet de police a vu son salaire augmenter de 50% pour atteindre 33.000 DH. Un contrôleur général touche désormais 22 000 DH, un commissaire 15.000 DH, un inspecteur 4.500 DH et un gardien de la paix touche actuellement 4.000 DH après une hausse de 1.440 DH. Ce grand bond en avant n’a pas réussi à désamorcer la crise pernicieuse qui sévit au sein de la police. Aider les policiers à faire face à la pénibilité de leur travail demeure donc un enjeu majeur