
Les manifestations en Turquie, sur l’ensemble du territoire, ont pris une tournure sans précédent depuis la dictature militaire. Les revendications ne se limitent pas à la destruction d’un parc et à la transformation d’une place publique historique, qui depuis des décennies est le point de départ de toutes les contestations. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est le modèle politique turc, longtemps donné en exemple pour le monde arabo-musulman. Il affiche clairement ses contradictions.
La victoire électorale des islamistes a succédé à une autre empêchée par l’armée, une décennie plus tôt, au nom de la laïcité. Erdogan a dû donc composer avec l’institution la plus importante du pays qui se considérait comme la gardienne de l’héritage d’Atatürk. S’appuyant sur l’économie, profitant d’une ère propice à la croissance, le premier ministre turc a effectivement réalisé des performances excellentes. Les turcs ont vu le revenu par tête d’habitant augmenter très fortement en dix ans. Les hommes d’affaires enfin libérés de l’armée, qui est aussi un agent économique, lui apportent un large soutien. C’est d’ailleurs ce soutien qui lui a permis de neutraliser l’armée. Celle-ci ne peut plus imposer son point de vue dès lors que les institutions représentatives se sont renforcées, surtout que les turcs rêvent toujours d’intégrer l’union européenne.
Seulement, depuis sa réélection triomphale, en plein Printemps arabe, Erdogan multiplie les actions pour museler la presse, la justice et tous les contre-pouvoirs. Il le fait au nom de la majorité confortable que lui ont donné les électeurs. Il devient un nouveau Poutine, sauf que lui est islamiste et que l’Etat turc est laïc depuis un siècle. Ce sont ses attaques contre la laïcité, en tentant, au nom de la morale islamique, d’imposer des restrictions à la vie privée, ajoutées à sa dérive autoritaire, qui ont mis le feu aux poudres. Les islamistes ont mis la Turquie dans l’œil du cyclone. Les problèmes frontaliers se multiplient.
Les risques d’instabilité sont évidents. La réussite économique ne cache plus l’exacerbation des contradictions à la fois sociales, liés aux inégalités et sociétales par le déni islamiste d’une diversité pourtant criarde et qui a fait la réussite de la Turquie. Ces contradictions mettent à mal le modèle turc et pose la question de sa viabilité démocratique. Une majorité n’a pas le droit de piétiner tous les consensus sociaux, de museler les oppositions, d’ignorer la différence au nom des résultats du suffrage universel. Tout cela pose, de manière crue, la nécessité de réfléchir sur la démocratie et l’adhésion des islamistes à celle-ci. La démocratie serait-elle pour eux un choix stratégique ou seulement une option tactique pour arriver au pouvoir ? L'avenir nous le dira.