Immigration clandestine. Pourquoi les jeunes fuient-ils?
6.000 migrants marocains ont pu atteindre l’enclave occupée de Sebta

En moins de 48 heures, ce sont près de 6.000 migrants qui ont pu atteindre l’enclave occupée de Sebta depuis Fnideq. Un exode collectif alarmant qui suscite l’inquiétude des économistes.

Des mineurs, des familles entières, des femmes avec leurs enfants...une marrée humaine a regagné Sebta occupée depuis lundi dernier. Sur les 6.000 candidats à tenter leur traversée depuis Fnideq, plus de 1.500 sont mineurs. L’Espagne en a renvoyé 2.700, a annoncé, mardi 18 mai, le ministre espagnol de l'Intérieur. Sur la plage, les forces de l'ordre espagnoles, ont déployé des blindés et utilisé des gaz lacrymogènes.

Absence d’alternatives

Entre le début de l’année et le 15 mai, 475 migrants sont arrivés à Sebta occupée, soit plus du double par rapport à la même période l’an passé, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur publiés il y a quelques jours. Le phénomène a pris encore de l’ampleur depuis le début de l'année. Une première vague d’immigration clandestine des habitants de Fnideq spécialement vers l’enclave occupée s'est enclenchée en avril dernier «Les zones du nord ont toujours été marginalisées économiquement avec l’absence d’opportunités d’emplois pour les jeunes notamment. La fermeture de la frontière avec Sebta et Melilia occupées pour cause de Covid-19, en mars 2020, a porté un coup sévère à l’économie de Fnideq et de ses environs. Toute la région dépend des échanges avec ces villes, particulièrement de la contrebande qui prive annuellement le royaume de 4 à 5 MMDH de recettes fiscales», explique l’analyste économique Rachid Sari qui regrette par ailleurs que cette fermeture ne soit accompagnée par des alternatives pour les personnes qui s’adonnaient à la contrebande vivrière et dont la situation a été aggravée par la crise sanitaire actuelle. Selon les chiffres officiels, le nombre de travailleurs se livrant à cette activité est estimé à environ 10.000 personnes. « Ce n’est qu’après les manifestations qui ont eu lieu dans la région que les pouvoirs publics ont compris qu’il fallait agir. Alors qu’il n’y avait aucune stratégie dédiée à la promotion de la cette zone», ajoute Rachid Sari. Une série de mesures sont prises, à court et moyen termes, pour favoriser un décollage économique dans la préfecture de M'diq-Fnideq. En attendant la concrétisation sur le terrain, « les possibilités de reconversion sont rares », juge Rachid Sari.

Une jeunesse désespérée

Le phénomène de l’immigration clandestine n’est pas nouveau. « Si un jeune quitte son pays, sa famille, ses proches, sa culture, ce n’est souvent pas uniquement pour une seule raison. Une souffrance cumulée constituée de différents facteurs l’on poussé à franchir le pas», analyse Rachid Sari. De son côté, l’économiste et le fiscaliste Mohamed Rahj évoque l’absence de perspectives avec des possibilités d’emploi réduites comme peau de chagrin. Résultat : « les jeunes ne voient pas d’autres issues que de quitter le pays. Aussi, si on voit de plus en plus de mineurs risquer leur vie « c’est parce qu’ils ne veulent pas reproduire le même schéma de certains membres de leurs familles, leurs voisins...ils évoluent dans un environnement où le seul rêve reste de «se casser d’ici » et d’aller chercher des opportunités ailleurs. Le sésame est impossible à obtenir et ils tentent alors la clandestinité », souligne t-il.

Ces oubliés des stratégies nationales

Le projet migratoire constitue également un moyen d’échapper à l’extrême pauvreté et à l’exclusion. Selon une étude publiée en février dernier par l’Observatoire national du développement (ONDH) en partenariat avec le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), sur la situation des jeunes NEET (Not in Education, Employment or Training) au Maroc, sur 6 millions de jeunes de 15 à 24 ans, 1,7 million sont sans emploi, hors du système scolaire et ne suivent aucune formation soit 28,5% du total. « Cette catégorie de Marocains montre l’extrême difficulté à trouver sa place dans la société », note l’ONDH qui déplore l’inefficacité de la réponse institutionnelle à la problématique de ces jeunes. «Ces jeunes n’ont aucune source de revenus et vont donc soit sombrer dans la drogue...ou chercher par tous les moyens à quitter le pays à la recherche d’opportunités hors frontières », explique l’économiste Mohamed Jadri qui tient à rappeler que cette jeunesse de 15 à 24 ans constitue quand même 30% de la population marocaine. Autre obstacle et non des moindres : «le Maroc étant un pays à revenu moyen n’octroie des bourses pour les étudiants qu’à partir du baccalauréat. Ceux qui abandonnent les études pour diverses raisons au primaire ou au collège ne sont pas éligibles à ce dispositif », regrette Mohamed Jadri. Il ajoute le problème des disparités territoriales qui poussent les jeunes à aller chercher de l’emploi dans d’autres villes. Et cela nécessite des frais financiers pour le déplacement, le loyer...dont la majorité de cette population ne dispose pas ». Le même économiste estime que le gouvernement actuel, comme celui d’avant d’ailleurs, n’ont rien fait pour encourager ces jeunes à rester dans leur pays. «Les programmes mis en place en faveur de l’employabilité n’ont pas atteint les objectifs escomptés. On observe également l'absence d'une politique intégrée dédiée à la jeunesse. Un plan a été annoncé il y a quelques années avec des avantages sociaux notamment dans le domaine de l’éducation, du transport, du tourisme... malheureusement, rien de concret », déplore t-il avant d’insister également sur le manque de confiance vis-à-vis des partis politiques et le manque d’adhésion des jeunes à la vie associative. " moins de 1% d’eux adhérent aujourd’hui aux partis politiques et à peine 9% à la société civile", appuie t-il.

Un problème structurel

Aujourd’hui les économistes sont catégoriques, «l’économie marocaine n’arrive pas à créer assez de richesses et d’emplois ». Pour Mohamed Rahj «le problème est structurel. Les politiques publiques actuelles sont là juste pour faire face aux équilibres macro-économiques au détriment de la qualité des services fournis à la population notamment dans les domaines de l’enseignement et de la santé ». Selon lui, ces politiques favorisent le capital privé. «La formation brute du capital fixe est estimée à près de 30% du PIB. 20% sont à la charge du public (Etat, collectivités territoriale et EEP) et les 10% restants concernent le privé dont 3% pour les capitaux étrangers », détaille t-il. Autre hic majeur, « la répartition de la richesse est faussée dès le départ. Nous avons des inégalités déjà au niveau du patrimoine. Et les revenus et la politique fiscale n’arrivent pas à réduire les inégalités à travers une politique de redistribution efficace », explique l’économiste. La crise sanitaire qui a frappé de plein fouet l’économie nationale a révélé que ce sont 25 millions de Marocains qui vivent dans la précarité. « 4,8 millions de ménages sont reconnus officiellement par l’Etat. Avec une moyenne de 4 ou 5 personnes par ménage, on atteint alors les 20 millions auxquels s’ajoutent un million de personnes qui ont perdu leurs emplois avec leurs familles. La classe moyenne accuse aussi le coup et ne cesse de perdre du terrain à travers la taxation exagérée de son pouvoir d’achat et la défaillance des services publics», affirme Mohamed Rahj. De l’avis de Mohamed Jadri, le constat est donc alarmant. Solutions ? «Nous avons besoin d’une jeunesse pour construire ce pays. Autant les encourager à rester en leur offrant les conditions adéquates pour leur évolution professionnelle et leur épanouissement personnel », préconise t-il. Toutefois, le tir peut être rectifié à travers le futur modèle de développement, tempère Mohamed Rahi. «Si on maintient les mêmes choix, on obtiendra les mêmes résultats. Il faut alors oser et avoir des politiques publiques volontaristes pour donner de l'espoir à cette population » conclut-il.