Grande Interview - Ahmed Rahhou : "La pédagogie n’exclut pas les sanctions" (vidéo)
Ahmed Rahhou à la Une de L'Observateur du Maroc

Le changement de postes de responsabilité ne change pas Ahmed Rahhou. Avec le sérieux et le franc parler qui font sa réputation, il répond, sans louvoiement, aux questions de L’Observateur du Maroc et à Al Ahdath Al Maghribia concernant des dossiers brûlants.

L’Observateur du Maroc – Al Ahdath Al Maghribia. Vous avez usé de beaucoup de pédagogie depuis votre arrivée à la tête du Conseil de la Concurrence. Est-ce qu’il vous semble aujourd’hui que le rôle et les prérogatives de cette institution sont mieux compris qu’auparavant ?

Nous sommes effectivement dans une phase de pédagogie, de sensibilisation, d'explication qui a pour objectif de faire connaître au monde économique et aux différents secteurs productifs l'objet de la loi qui régit la concurrence, sa finalité et même sa raison d’être. On leur explique pourquoi ils sont astreints à un certain nombre de contraintes réglementaires en leur rappelant également les droits que leur donne ce texte.

À travers les dossiers qui nous sont soumis et ceux dont s’autosaisit le Conseil, la connaissance des différents aspects réglementaires liés à la concurrence n'est pas très fine. Nous avons même conclu, sur la base d’une étude, que certains aspects ne sont même pas connus.

L’effort pédagogique est donc nécessaire pour que, dans une économie ouverte en matière de concurrence, de liberté des prix et de liberté d'accès au marché, les règles du jeu soient connues par le plus grand nombre de façon à éviter des problèmes. Cet effort, que nous allons d’ailleurs poursuivre, est vraiment dans l'intérêt des entreprises puisqu’il leur fera éviter de se trouver en dehors de la loi, parfois même sans le savoir.

Nous n’en ferons jamais trop en matière de pédagogie. Par contre, cela ne veut pas dire que le Conseil n'usera pas de ses prérogatives pour faire en sorte que la loi soit respectée quand il constate qu'elle ne l'est pas.

Justement, un peu plus de deux mois après votre première année à la tête du Conseil, l’entreprise de droit suisse Sika AG a été sanctionnée. Est-ce par hasard que la première sanction de votre mandat frappe une entreprise étrangère ?

Le cas en question est un cas de non-déclaration d'une concentration. Il se trouve que ce dossier est apparu, entre bien d’autres que nous sommes en train de traiter. Et donc, ayant tous les éléments nécessaires, le Conseil a pu le boucler dans un délai relativement court. Je précise au passage que la société sanctionnée est certes Suisse d'origine, mais elle est très présente au Maroc à travers des produits qu'elle vend et des sociétés qu'elle détient sur le territoire national.

Son action sur le marché marocain est importante. En tout état de cause, la déclaration objet de la sanction devait être effectuée selon les lois en vigueur dans notre pays. Je rappelle que toute opération de création de sociétés, de fusion-acquisition, au-delà d'un certain nombre de critères qui sont définis par les textes, doit obligatoire passer par le Conseil. Là aussi, la finalité de cette obligation est d’éviter que se créent des positions dominantes pouvant porter à atteinte à la libre concurrence et donc in fine au consommateur. Quand de telles obligations ne sont pas respectées, des sanctions sont précisées dans la loi.

Est-ce qu’il y aurait des dossiers en cours de traitement concernant d’autres irrégularités qui auraient été relevées par le Conseil ou qui lui auraient été signalées ?

On peut relever des choses de cette nature qui touchent les concentrations, ou des litiges qui concernent plutôt des pratiques touchant la concurrence, la liberté des prix, l'accès aux marchés ou autres. Je ne peux pas dire tout ce que nous avons dans le pipe.


N’y aurait-il aucun risque que la procédure de validation par le Conseil d’une fusion-acquisition, par exemple, ne retarde davantage de telles opérations dont la préparation et l’aboutissement prennent, à la base, beaucoup de temps ?

La loi fixe le délai de réponse du Conseil en l’occurrence à deux mois, prorogeable deux autres si cette prorogation est nécessaire et justifiée et il faut qu’elle soit justifiée. Du reste, nous essayons de faire le nécessaire dans les délais les plus courts possibles. D’ailleurs, les dossiers non complexes sont traités en trois ou quatre semaines. Maintenant, pour certains dossiers litigieux, et celui qu’on a déjà évoqué en est un, la loi donne des garanties à toutes les parties que le Conseil met en cause. Les reproches doivent leur être notifiées sur la base d’une enquête devant être préalablement menée. Le tout dans le strict respect des délais fixés par la loi que nous respectons rigoureusement. Nous savons bien que si le moindre vice de forme est relevé, le décision du Conseil peut être cassée par les tribunaux. D’ailleurs, concernant le cas déjà évoqué, la société n’a pas récusé ce qui lui a été reproché et a accepté de payer la pénalité.

Cette sanction n’est-elle pas une sorte d’onde de choc utile pour tous les patrons d’entreprises qui doivent certainement porter un autre regard envers le Conseil de la concurrence ?

En fait, nous le savons tous, nul n'est censé ignorer la loi. Certains ont peut-être pensé, seuls ou après avoir été mal conseillés, que certaines choses ne sont peut-être pas nécessairement obligatoires. Donc, c'est une occasion de rappeler que le Conseil ne fait qu’appliquer la réglementation en vigueur. Nous donnons, évidemment, l’opportunité, d'une façon pas trop restrictive et pas trop agressive, aux entreprises ayant des dossiers à régulariser de venir nous voir pour faire le nécessaire. On trouvera des arrangements pour les traiter dans le cadre de la loi, de la façon la plus sympathique possible. Pareils pour les entreprises ayant fauté par ignorance. Notre objectif premier, c’est que l'économie fonctionne et non pas les sanctions en elles-mêmes.

Le communiqué du Cabinet royal ayant annoncé votre nomination à la tête du Conseil évoquait alors «une nette détérioration du climat des délibérations». Maintenant que des délibérations, que l’on imagine ardues, ont eu lieu dans le dossier de Sika AG, est-ce que le climat qui posait auparavant problème s’est maintenant amélioré ?

Le conseil est constitué d’un président et de douze membres, dont quatre permanents et huit qui travaillent à temps partiel. Ce que je peux vous dire, c’est que sur l'année qui vient de s’écouler, sur à peu près 140 décisions que nous avons été amenés à prendre dans l'une ou l'autre des instances du Conseil, toutes ont été prises à l'unanimité. Donc, le Conseil fonctionne assez bien.

Le climat délétère évoqué dans le Communiqué du cabinet royal lors de votre nomination était lié au dossier des hydrocarbures. Et aujourd'hui encore, avec la flambée des prix des carburants, les mêmes griefs ressortes sur notamment d’éventuelles entente sur les prix. Est-ce que vous avez toujours ce dossier en instance dans votre Conseil ?

Je précise tout d’abord que le dossier en question est celui dont il a été fait mention dans le communiqué du Cabinet Royal. Il est basé sur un certain nombre de griefs qui n'ont rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui. Je le redis, il n'y a aucune jonction entre ce dossier et les problématiques de prix telles qu'elles sont aujourd'hui.

Je rappelle que le Conseil traite les dossiers litigieux sur la base de griefs, c'est à dire des choses qu'on reproche aux entreprises concernées. Comme un tribunal, le Conseil ne peut pas dépasser le cadre de l'accusation qui lui a été signalée. Maintenant, s'il y a une autre accusation, celle-ci pourrait constituer une deuxième affaire, mais nous n’en sommes pas là.

Sur la base du communiqué du Cabinet royal, nous avons conclu que le dossier n'a pas été traité par la commission ad-hoc ni par le Conseil de la concurrence.

Pour nous, le dossier est toujours ouvert et il reste dans les attributions du Conseil. Il ne vous a certainement pas échappé que le communiqué du Cabinet royal souligne que le Souverain a ordonné «la transmission au chef du gouvernement des recommandations de la Commission ad-hoc, à l’effet de remédier aux imprécisions du cadre légal actuel, renforcer l’impartialité et les capacités de cette institution constitutionnelle et conforter sa vocation d’instance indépendante contribuant au raffermissement de la bonne gouvernance, de l’État de droit dans le monde économique et de la protection du consommateur».

Donc tout a été dit dans le même communiqué pour le dossier en question que le Conseil devra traiter dans le cadre de la nouvelle loi. Sauf si la nouvelle loi les annule, les griefs vont rester et seront jugés en fonction des sanctions qui sont prévues dans le nouveau cadre.

Nous avons d'ailleurs émis le souhait que dans le cadre de la révision envosagée, le droit des parties soit davantage renforcé, notamment pour amener le Conseil à justifier ses décisions ainsi que les montants qu'il proclame, etc.
Toujours dans ce registre de la flambée des prix, cette fois-ci de certaines denrées de première nécessité, le Conseil de la concurrence a alerté dernièrement qu’il restait vigilant face aux agissements spéculatifs éventuels. Au-delà de l’aspect préventif d’une telle communication, est-ce que vous avez effectivement relevé des pratiques anticoncurrentielles lors de ces dernières vagues de renchérissement des prix ?

Nous avons prévenu directement une association professionnelle qui avait annoncé des révisions de prix collectifs pour lui rappeler l’interdiction formel de cet acte. Nous avons passé ce message pour dire attention, certaines choses ne sont pas permises. Vous savez, quand les prix augmentent, les entreprises ont toujours peur de répercuter la hausse des matières premières parce qu'ils ont peur de perdre leurs clients au bénéfice de leurs concurrents. Donc la tentation de s'appeler, de coordonner des augmentations peuvent exister. Et on a dit qu’il des tentations.

Des tentations et pas des tentatives donc ?

Oui des tentations et c’est l'OCDE qui en parlé. Cela ne veut pas dire qu'elles existent. Le Conseil a jute répercuté une alerte mondiale. Du reste, nous menons une étude pour vérifier s’il y a une corrélation, nette et précise entre les augmentations des matières premières sur les prix de vente de produits agricoles ou agroalimentaire, de produits énergétiques et de matériaux de construction. Cette étude va nous permettre de vérifier s'il y a des marges qui ont été gonflées. Si nous le constatons, nous le dirons. De même, si nous constatons qu’il y a des pratiques interdites par la loi, nous ouvrirons alors une vraie enquête. Et les enquêtes, comme vous le savez, doivent être menées dans un cadre très particulier pour que les droits de toutes les parties soient rigoureusement préservés. Parce que si on reproche quelque chose à quelqu'un et qu'on décide de le sanctionner, il faut apporter les preuves nécessaires. Pour le moment, nous n'avons aucune espèce de preuve qu'il y a eu des pratiques illicites en la matière.

Vous étiez récemment en visite en Pologne où vous avez pu analyser de près le mode de fonctionnement du Conseil de la concurrence de ce pays, qui a la particularité d’englober aussi les prérogatives de contrôle des prix. Est-ce qu’on pourrait s'acheminer au Maroc vers ce modèle ?

L'expérience polonaise mérite d'être regardée parce qu'effectivement le même organe contrôle la concurrence et son application, la protection du consommateur et la qualité des produits. Il y a deux organisations différentes ailleurs. Celle du Maroc tient la route et mérite tout le respect. Notre approche consiste plutôt à nouer des partenariats entre les différents organes régulateurs du marché. Il y a les régulateurs sectoriels, les contrôleurs financiers, les impôts, la CNSS, la douane, les entités de lutte contre la corruption et tout un tas d'organes qui régulent l'économie de façon générale ou qui la supervisent. Personnellement, je crois beaucoup en la coopération entre ces instances. Nous n’avons pas besoin d’être sous le même chapeau pour que nous travaillions ensemble. C’est notre double objectif commun qui nous unit : l'efficience de l'économie et le bien-être du consommateur.

Votre rôle consultatif nous autorise à vous demander, comme l’a fait le gouvernement, si vous être pour le retour aux subventions des carburants dans notre pays ?

Nous sommes pour la concurrence libre qui est protégée par la loi. Tout en étant conscients des problématiques touchant nos concitoyens, notre logique consiste à dire attention que quand on subventionne un produit, on induit une consommation qui n'est pas naturelle et des prix faussés. En plus, les subventions profitent aux producteurs et non aux consommateurs. Dans le cas des carburants, ce sont les pays producteurs de pétrole qui en profitent. Notre doctrine, ici au Conseil, c'est d'aller dans le sens d'une subvention pour les gens qui en ont besoin, soit par le biais d'aides directes ou par le biais de réductions d'impôts, ou n'importe quel autre forme de soutien qu'on peut imaginer. L’essentiel est de donner du pouvoir d'achat additionnel lorsque c'est nécessaire et de laisser les gens choisir au regard des prix réels. Ceci amèn à un arbitrage de consommation qui peut être différent quand on fausse les prix par un jeu de subventions de produits. D’ailleurs tout le monde en convient, en subventionnant les produits, l’essence par exemple, cela profite davantage aux populations les plus aisées. Donc évitons de revenir aux subventions des produits, mais assurons plutôt une aide directe ciblée. C’est ce que nous avons conseillé au gouvernement auquel nous ne substituons pas puisqu’il s’agit d’une décision purement politique.