Sacrifice du mouton. Un rituel de plus en plus abandonné
Un rituel de plus en plus abandonné par les Marocains

Quelques semaines seulement nous séparent de l’Aïd Al-Adha et le spectre de la crise plane déjà sur une fête tant appréciée, mais si redoutée à cause de son lourd impact sur les finances familiales. Et si on ne le fête pas ? De nombreux Marocains osent le faire. Ils nous expliquent leurs raisons.



Dès le mois de mai, les premières informations ont filtré sur l’Aïd Al Adha 2022. L' état du marché et surtout les prix ont laissé deviner alors le contexte difficile de cette fête religieuse très appréciée. La sécheresse, la flambée des cours des aliments pour bétail, les séquelles de deux ans de crise liée à la pandémie Covid-19 sont autant de facteurs favorisant la hausse des prix des bêtes destinées au sacrifice. Alors que l’ONSSA rassure en annonçant la disponibilité d’environ 7,2 millions de têtes d’ovins et de caprins pour alimenter les marchés nationaux, les éleveurs eux, ne sont pas aussi rassurants. Selon ces derniers, les citoyens devraient en effet s’attendre à une hausse des prix allant de 20 à 30%.

Crise

« C’est trop pour nous qui arrivons à peine à joindre les deux bouts avec les frais de scolarité de notre fils, les traites de l’appartement, les factures et les dépenses quotidiennes. Nous souffrons toujours des retombées de la crise sanitaire car l’entreprise où travaillait mon mari a mis la clé sous la porte. Nous n’arrivons pas à sortir la tête de l'eau et croulons sous le poids des dettes », nous explique, la mort dans l’âme, Soukaina Mrabet, 35 ans et auditrice dans un centre d’appel à Casablanca.

Pour Soukaina, l’Aid Al Adha est devenue une dure épreuve à surmonter chaque année surtout qu’elle vient s’ajouter aux frais de scolarité, ceux des vacances à venir en plus des charges habituelles. « J’espère de tout cœur que le gouvernement va annuler cette fête qui met les gens comme nous au pied du mur et face à leur impuissance. Cette année nous avons décidé, mon mari et moi, de ne pas fêter l'Aïd, mais je sais que nous souffrirons pour notre enfant. Ceci dit nous n’allons pas nous endetter davantage pour un mouton, surtout pas avec les prix annoncés », ajoute, fermement, cette mère de famille.

Dilemme

Célébrer l’Aïd ou ne pas le célébrer ? C’est le dilemme de beaucoup de familles tiraillées entre leur envie d’accomplir leur devoir religieux et social et leurs économies trop éprouvées par la crise et la flambée des prix. « J’avoue que mes finances sont au noir depuis plusieurs mois. L’équilibre financier fragile, que j'arrivais à peine à entretenir, a été ébranlé par la hausse des prix de tous les aliments. Et maintenant me payer un mouton à 3000 ou 4000 Dhs c’est comme me tirer une balle dans le pied », nous confie Naima Moughir, attachée de presse et mère de deux enfants. « Cette somme constitue la moitié de mon salaire, dont les deux quarts servent à payer la traite de notre appartement. Je vous laisse imaginer le décor si je fête l’Aïd cette année », ajoute Naima.

Cette dernière, malgré l’apport de son mari dans le revenu familial, trouve beaucoup de mal à tout rééquilibrer. Son choix ? « Je ne fête pas l’Aïd cette année. C’est décidé. D’ailleurs, en Islam on insiste sur la capacité d’acheter le mouton et on ne nous impose pas de nous ruiner pour faire plaisir à une société incapable de comprendre nos contraintes », argumente, résignée, Naima. Profondément scandalisée par la culture des apparences et la pression de la société, la jeune employée estime que celle-ci pousse beaucoup de gens à se surendetter rien que pour sauver la face. « Il y a aussi la pression des enfants. Le mien, âgé de 11 ans, n’arrive pas à comprendre que l’on ne sacrifie pas un mouton comme les autres alors qu’il ne mange même pas la viande ovine. On a été tellement conditionnés que c’est difficile de se défaire de cette tradition. Dans d’autres pays musulmans et arabes, cette fête n’a pas toute cette aura. C’est assez exceptionnel au Maroc », analyse la jeune employée.

Remise en question

Une aura et une grande valeur que beaucoup de Marocains donnent à la fête de sacrifice... souvent par « héritage culturel », mais qu’ils remettent en question finalement comme c’est le cas pour Ghali Lazaïri de Rabat. « Personnellement, je ne suis pas très attiré par le sacrifice et ce n’est pas pour des raisons matérielles, mais plutôt par convictions culturelles », nous explique ce fonctionnaire de 38 ans. « Je trouve que cette fête est plus une tradition qu’un culte. Globalement, je ne suis pas très porté sur tout ce qui est consignes religieuses. Notre mode de vie et surtout notre consommation quotidienne se sont nettement améliorés ces derniers temps. Si l'Aïd Al-Adha ne consiste qu'à manger de la viande, nous le faisons chaque jour. Je ne vois aucune raison de dépenser des sommes faramineuses juste pour stocker de la viande dans le frigo », analyse Lazaïri.

Un point de vue que le jeune homme défend avec véhémence et met carrément en pratique. « Avant, je me soumettais à la volonté des parents et je vivais cette tradition en famille. Mais j’ai arrêté de célébrer cette fête dès mon mariage. Ma femme croit tout, comme moi, qu’un voyage romantique vaut mieux que ce rituel » ajoute-t-il, convaincu.

Les déserteurs de l’Aïd

Ils sont nombreux comme Ghali Marocains à profiter des vacances de l’Aïd pour fuir cette ambiance et passer un moment agréable ailleurs. Sur les réseaux sociaux, sur les interfaces de booking ou sur les pages des agences de voyages, les offres se multiplient et se diversifient pour attirer les « déserteurs de l’Aïd ». « Spécial Aïd Al Adha, trois nuitées à 3500 dhs, déjeuné de l’Aïd (grillade) offert », « Pas envie de vivre l’ambiance classique de l’Aïd ? On vous offre une escapade de rêve en bord de mer »... Autant d’offres qui ne manquent d’ailleurs pas d’attirer une clientèle spéciale. « Nos clients de l’aïd sont plutôt jeunes, souvent des cadres moyens qui n’ont pas d’enfants et qui veulent profiter de cette trêve pour partir à l’aventure », nous explique Mohamed Omari, patron de l’agence « Beaux voyages ». Une structure spécialisée dans les voyages vers des destinations montagneuses et balnéaires peu fréquentées.

Un profilage qui présente cependant des exceptions comme nous l’affirment Houssine Al Kaed et Mimoun Al Achhab, respectivement gérants d’auberge et de café au village Khmiss Louta surplombant le fameux Oued Al Kennar, dans la province de Chefchouen. « Ces dernières années nous avons commencé à recevoir des familles entières pendant la période de l’Aïd. Auparavant, on ne voyait venir que des jeunes intéressés par le hiking et le trekking dans les montagnes voisines. Mais à présent ce sont des familles avec enfants qui viennent profiter du calme et passer de bons moments au cœur de cette région montagneuse » nous explique Mimoun. Houssine El Kaed, lui, nous affirme que la demande est en nette augmentation en période de l’Aid. « Nous sommes souvent surbookés et les clients se contentent alors de dresser leurs tentes dans le camping voisin. C’est assez exceptionnel ! », commente le gérant surpris par le changement de mentalité dont il est témoin.

Brigitte Bardot !

La fête qui réunissait les familles et qui obligeait leurs membres vivant ailleurs à rentrer au bercail rien que pour assister au sacrifice, n’est plus aussi « sacrée ». Contraintes financières, convictions ou meilleurs choix... les raisons des Marocains qui ne fêtent plus l’Aïd Al Adha se multiplient et diffèrent. « Depuis ma tendre enfance, à chaque aïd, ma réaction face à l’égorgement du mouton faisait rire ma famille. C’est même devenu anecdotique ! Mes pleurs et mes crises face au destin tragique de la pauvre bête ont fait de moi la risée de la famille. On me surnommait ironiquement : Brigitte Bardot ! », nous raconte Hanane Idrissi.

Attitude assez inhabituelle dans la société marocaine, prendre la défense des animaux et spécialement celle du mouton « dont le sacrifice est si banalisé était comme une offense à tout le monde. Ma première riposte était de ne pas manger sa viande. C’était ma belle revanche », ajoute Hanane, triomphante. Devenue indépendante, la jeune ingénieure ne tarde pas à bannir cette fête. « Pas de sacrifice, pas de sang ! Je suis ainsi en paix avec moi-même et mes principes. Je ne suis plus obligée de me soumettre à une tradition que je qualifie de brutale », plaide la jeune femme. Un discours assez particulier que Hanane met en pratique en se convertissant au volontariat dans une association de défense des droits des animaux à Tétouan et surtout en rompant avec la tradition familiale.

Cohésion sociale

« Une fête génère de la discontinuité dans le temps, c’est un moment de rupture entre le passé et l’avenir. L’Aïd Al Adha est à cette image. Le sacrifice Ibrahimique dépasse le fait de reconduire cet acte millénaire. En plus de répéter un geste ancien, celui de nos pères, de nos aïeux..., on réalise une communion avec les autres et une connexion avec ceux qui nous ont précédés. On effectue un travail de mémoire avec ceux qui ne sont plus là et on se réunit avec les vivants. On répare ce qui nous a séparés », c’est en ces termes que le sociologue Jamal Khalil décrit l'Aïd Al-Adha.

Une fête religieuse qui au-delà de sa portée spirituelle a été « marocanisée » pour prendre les allures d’une tradition familiale et sociale tournée vers le groupe. « l'Aïd Al Adha requiert toute cette importance à travers sa signification dans la conscience collective : C’est le moment des retrouvailles. Les enfants reviennent. Les familles se réunissent. Les différends sont oubliés et les crises dépassées. On n’est plus dans la dimension religieuse de l’acte du sacrifice et de l’expiation, mais plutôt dans la socialisation et l’intégration d’une pratique spirituelle » explique pour sa part Mehdi Boussaid, chercheur en sociologie.

Changement de mentalité

Au-delà du précepte islamique, la fête devient ainsi un moyen de consolider la cohésion sociale. « Il suffit de voir comment les membres solidaires d’une communauté collectent de l’argent pour offrir un mouton à un voisin pauvre et permettre à ses enfants de vivre la même joie que les autres. C’est dire le pouvoir soudant de cette célébration » ajoute le chercheur. Une pratique qui devient toutefois de plus en plus rare vu l’étouffante crise socio-économique, comme le reconnait Boussaid. « C’est d’ailleurs là une piste pour expliquer ce désintérêt. On se détourne de l’Aïd pour ne pas affronter sa propre crise financière et celle des autres » précise le chercheur.

Ce dernier évoque d’ailleurs, le développement de différentes formes d’individualisme dans la société marocaine. « L’individu s’émancipe du groupe et de la société et se tourne vers lui-même, vers ses propres envies et besoins. Il concentre ses efforts sur son auto-réalisation et n’a plus envie de se dépenser dans des efforts orientés vers la satisfaction collective», analyse-t-il. Le chercheur marque cependant le rôle crucial des réseaux sociaux et de la révolution médiatique dans l’accélération de ce processus. Autant de raisons qui éclairent sur un changement de mentalité notable par rapport à l’une des fêtes religieuses les plus sacrées pour notre société.