« Il faut féminiser l’organisation du travail »
Pr Abdessamad Dialmy

Comme chaque 10 octobre, le Maroc fête la journée nationale de la femme. Une occasion pour citer les réalisations et les succes stories de Marocaines aux parcours exceptionnels. Mais qu’en est-il du dark side de ce tableau idyllique : Ces femmes exténuées par leur double voire triple fonctions ? Ces nostalgiques du « bon vieux temps lorsque la femme était une  simple oulia » qui se consacrait à son foyer, qui était prise en charge par le mari et n’avait nul besoin de faire ses preuves sur le marché de travail ? Analyse de « l’Oulia-mania », cette régression anti-féministe avec le sociologue Abdessamad Dialmy qui vient de signer son dernier livre « Le féminisme islamique n’a pas de sexe ».     



Entretien

Pr. Abdessamad Dialmy, Sociologue et professeur d'université



L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Les femmes marocaines actives sont de plus en plus submergées par leurs responsabilités professionnelles et familiales. Seront-elles victimes de leur propre émancipation ?

Pr Abdessamad Dialmy : Je ne sais pas dans quelle mesure on peut être victime de l’émancipation qui est par essence un processus positif. Il ne faut surtout pas incriminer l’émancipation. Si les femmes actives sont aujourd’hui submergées par les responsabilités de leur double fonction, à l’intérieur et à l’extérieur du foyer, ce n’est pas la faute à l’émancipation, mais à l’organisation du travail et au maintien d’une division sexuelle du travail dans le foyer. Même si tout le monde profite pleinement de l’émancipation des femmes, rien n’est sérieusement fait pour que cette émancipation se déroule d’une manière fluide et équitable pour les femmes.

A force de vouloir s’affirmer comme l’égale de l’homme, la femme a-t-elle sacrifié sa féminité sur l’autel de la parité ?

L’égalité des droits entre hommes et femmes n’affecte nullement la féminité. Certes, la différence des sexes est un fait, mais ça n’empêche pas que les deux sexes aient les mêmes droits. L’égalité des sexes ne retentit pas négativement sur la féminité. Il faut cesser de définir la femme comme un objet sexuel, comme mère et comme « bonne ». Définir la féminité ainsi, c’est inférioriser la femme. L’égalité des droits restitue à la femme son statut de citoyenne à part entière. Elle n’affecte pas la féminité en tant que séduction active, en tant qu’intuition, comme une autre manière d’être au monde.

Petit à petit les femmes actives se sont accaparées le plus gros des responsabilités au foyer (domestiques, financières...). Les hommes s’en trouvent un peu « castrés ». Qu’en pensez-vous ?

C’est faux ! Les femmes ont toujours été les monopolisatrices involontaires des activités domestiques au foyer. Elles ont toujours été maîtresses des tâches ménagères et éducatives. Les hommes marocains n’ont jamais senti que c’était leur rôle que de participer à ces tâches. Ils n’ont pas été socialisés dans ce sens. A mon avis, il faut désormais impliquer les hommes de manière systématique dans l’accomplissement de ces tâches. Comme les femmes vont de plus en plus vers l’espace public, l’homme doit faire le trajet inverse en allant plus vers l’espace privé. Il faut absolument déféminiser les tâches domestiques et démasculiniser les carrières professionnelles. C’est là un même mouvement, celui d’une véritable modernité

Le couple marocain serait-il en état de déséquilibre ? Faut-il revoir les rôles de chacun ?

Le couple marocain a besoin d’établir un nouvel équilibre à travers une coparticipation et une coopération structurelle et systémique au sein du foyer familial. On ne peut pas avoir une société moderne si on continue de fonctionner dans la famille avec des valeurs et des codes patriarcaux. Les rôles familiaux et professionnels se doivent d’être partagés et accomplis d’une façon égalitaire, des-sexualisés en quelque sorte, à l’exception bien entendu des fonctions biologiques spécifiques de la femme. Il faut absolument déféminiser les tâches domestiques et démasculiniser les carrières professionnelles. Le monde du travail doit-il s’adapter à la particularité féminine pour atténuer la pression sur les femmes actives ?

Effectivement, il faut féminiser l’organisation du travail, notamment les horaires, la prise en charge des enfants par les pères aussi, les crèches aménagées dans les entreprises. Il faut surtout cesser de considérer le fait de s’occuper des enfants à la maison comme une exclusivité féminine. Les hommes doivent s’occuper des enfants pour que les femmes puissent également réussir leur carrière professionnelle. Pour y arriver, ce changement doit se concevoir à travers des lois nouvelles, des structures nouvelles, une éducation nouvelle, et bien entendu une organisation du travail nouvelle. Les mentalités vont suivre et évolueront progressivement de manière inéluctable.

Peut-on dire que la situation délicate des femmes actives est due au fait que le féminisme a oublié de s’actualiser ?

Le féminisme marocain est présent. Il est actif. Il revendique un accès égal des femmes aux postes de responsabilité. On doit donc incriminer non pas le féminisme, mais les structures sociales, et surtout ces plafonds de verre qui arrêtent l’ascension professionnelle des femmes. Le féminisme n’est pas responsable de la sous- représentation des femmes dans les instances de décision. Au contraire, il est en avance par rapport à l’administration, à l’entreprise, au syndicat et au parti politique.

Le féminisme marocain ne cesse de revendiquer des changements en faveur de la femme, notamment celui de l’accès à la parité. C’est aux institutions et aux organisations de se moderniser davantage pour répondre aux exigences du féminisme, c'est-à-dire aux attentes des femmes conscientes de leurs droits, les droits à la parité et à l’égalité, les mêmes droits que les hommes au savoir, à l’avoir et au pouvoir.

Addendum à propos de « l’Oulia-mania » par Pr Dialmy

Apparemment des femmes marocaines préféreraient quitter leur emploi et revenir à la maison pour revêtir le statut traditionnel de la femme au foyer, de l’«Oulia», de cette femme entretenue, obéissante et tranquille, non obligée de trimer dans les marchés publics et privés de l’emploi, dans les transports, et d’être victime d’un harcèlement polymorphe dans l’espace public. La presse parle alors d’Oulia-mania, c’est à dire d’une manie collective qui toucherait les femmes marocaines d’aujourd’hui. Quelle est la signification de cette manie se demande la presse ?

Pour en identifier le sens sociologique, il faut d’abord commencer par se poser les questions suivantes : cette « oulia-mania » est-elle réellement un phénomène social, c’est à dire de grande ampleur ? Si oui, quel en est le taux de prévalence ? Quel est le profil social et professionnel des femmes touchées par cette « oulia-mania » ? Celle-ci concerne-t-elle également les femmes qui ont une carrière ? Ou s’arrête-t-elle au niveau des femmes ayant des emplois subalternes non motivants, peu rémunérateurs, sans prestige social et sans gratification psychologique? Car pour ces femmes majoritaires dans le champ de l’emploi féminin, l’emploi est une charge supplémentaire qui les oblige à ramener un salaire sans en profiter personnellement, et sans que ce salaire ne leur octroie un pouvoir de décision dans la vie familiale.

Cette « oulia-mania » est-elle un indicateur de la baisse du taux de l’activité féminine due aux politiques islamistes du PJD (2012-2021) ? Entre-t-on dans une période postmoderne parce que la révolution moderne n’a pas été réalisée dans le sens où les pouvoirs publics n’ont pas facilité la tâche aux femmes actives ? En d’autres termes, ces pouvoirs n’ont pas déféminisé la nécessité de concilier entre emploi et tâches domestiques et éducatives ? L’«oulia-mania » inquiète-t-elle les féministes marocains? Et qu’en pensent les hommes ? Dans quelle mesure les attitudes masculines varient-elles à leur tour en fonction des paramètres de l’âge, du milieu de résidence, du niveau d’études et de la profession ?

Ces questions constituent des hypothèses de réflexion et de recherche, et représentent les paramètres de l’analyse sociologique de l’oulia-mania, si vraiment cette oulia-mania constitue un phénomène social, c’est à dire un phénomène social pathologique de grande ampleur. La première réponse à obtenir est d’avoir une évaluation statistique du retour des femmes au foyer afin de s’assurer que l’oulia-mania n’est pas seulement une amplification islamiste et/ou médiatico-sensationnalitste de quelques déceptions ou retraites féminines éparses mineures sans aucune signification sociopolitique.