Rabat : Des « défenseurs de la vertu » tabassent leur voisin célibataire
Les redresseurs de tort n'hésitent pas à utiliser la manière forte ...

La vidéo de l’agression d’un jeune ingénieur à Rabat par ses voisins relance le débat à propos des libertés individuelles et les frasques de la justice populaire.

  En voici une énième affaire d’agression et d’immixtion dans la vie privée d’autrui. Tout commence lorsqu’un jeune ingénieur, habitant à Dyar Al Mansour à Rabat, reçoit une amie chez lui. Ses voisins et le syndic de la dite résidence, qui  n’ont pas du tout apprécié les activités sociales du jeune célibataire, vont aussitôt réagir… En l’agressant verbalement et physiquement. 

Vous dérangez !

Estimant que leur jeune voisin est irrespectueux, ils lui signifient que ses agissements constituent une tare pour tous les habitants de la résidence. D’après eux, le jeune célibataire n’a pas le droit de recevoir une femme « étrangère » dans son propre appartement. Se révoltant contre leur ingérence dans sa vie privée, le jeune ingénieur fut tout simplement tabassé par ses quatre interlocuteurs.

La scène violente est filmée par l’amie, objet de cette colère ! La vidéo fait aussitôt le tour de la toile et des réseaux sociaux. D’après le confrère Goud.ma, l’affaire n’est pas prête de se tasser. Le Procureur du Roi près la cour de première instance de Rabat aurait visionné la vidéo de l’agression en ordonnant l’ouverture d’une enquête judiciaire pour déterminer les circonstances et les responsabilités de chacun.

Les gardiens du temple

Au delà de ses implications légales, cette nouvelle affaire relance le débat à propos du respect des libertés personnelles dans une société qui s’entête à « materner » ses individus. Une tendance qui prend parfois des dimensions désastreuses comme c’était le cas à Rabat. Une histoire comme des centaines d’autres.  Des récits d’incidents et de drames causés par des «pseudos » défenseurs  de la vertu et des adeptes de la justice populaire.

Les mémoires gardent encore frais le souvenir de la vidéo de lynchage  public du jeune homosexuel à Fès, de l’adolescente agressée à Fnideq, un jour de ramadan par des jeûneurs en colère, à cause de son débardeur. Aussi, les jeunes femmes d’Agadir condamnées à cause de leur mini jupe sans parler des voleurs tabassés à mort par la foule déchainée  dans les souks hebdomadaires des campagnes.

Justiciers improvisés

« Ce sont des pratiques illégales. Nous vivons dans un pays géré et régi par une constitution et un ensemble de lois touchant à tous les domaines et organisant toutes sortes de relations entre les différentes composantes de la société », tranche Maître Zahia Âamoumou, avocate et militante des droits de l’homme. « Nous disposons de la moudawana pour gérer les relations familiales, de la loi du travail, le code civil, la loi commerciale, administrative, le code pénal… tout un système judiciaire qui est le seul habilité à appliquer les lois à travers des institutions destinées à ce rôle. Personne n’a le droit de s’improviser justicier et de se faire justice soi même», détaille l’avocate.

Bouchra Abdou, l’activiste  féministe est du même avis. « Nous avons des instances spécialisées qui ont habilité à appliquer  les lois. Si chacun commence à se faire justice et à infliger des punitions aux autres pour des pseudo-crimes qu’il juge personnellement condamnables, on se retrouvera dans une jungle »,s’insurge-t-elle. 

« L’ère de la «Siiba» et de l’anarchie est révolue il y a bien longtemps et nous vivons dans un pays et une société régis par des lois appliquées par des institutions judiciaires qualifiées », affirme Abdou.  Des lois et des instances dont l’existence n’empêchent pourtant pas des « gardiens du temple » de s’approprier le droit de « redresser les torts ».

Ségrégation

Le cas des voisins et des propriétaires « défenseurs de la vertu » en est un exemple assez répandu et largement toléré. « Dans les quartiers moyen-standing, il y as toujours cette indication stigmatisante  « Ne pas louer aux Africains et aux célibataires ». C’est écrit noir sur blanc à l’entrée des immeubles. Quand j’étais célibataire, j'étais toujours confrontée à ce problème. Une fois j'avais invité un couple chez moi. Dès le lendemain, le propriétaire m’a demandé de libérer immédiatement l'appartement parce que j’ai reçu un homme »,nous raconte Mounia.K, employée.

La jeune femme a été ainsi obligée de quitter les lieux et de louer un autre appartement lui coutant le double. « J’ai du acheter ma tranquillité avec la moitié de mon salaire ! C’était le seul moyen pour échapper à cette persécution », ajoute Mounia.     

Une sorte d’inquisition doublée d’une mentalité d’exclusion et d’intolérance, comme la qualifie Bouchra Abdou. Un véritable cocktail molotof social qui engendre des pratiques violentes voire extrémistes «qui sont en complète rupture avec les belles valeurs et les principes de coexistence de notre société. Les Marocains ont toujours prôné la notion de «s’tar» (la discrétion). Si l’un des voisins ou un membre de la famille a fauté, on essayait de le ramener à la raison sans scandale », regrette un internaute scandalisé.

La loi vous protège

Etre obligé de prouver sa bonne foi, sa bonne moralité etse voir souvent refuser le droit de louer … beaucoup de célibataires vivent cette situation. « C’est une forme de discrimination que la loi marocaine pénalise. Les gens l’ignorent encore, mais la loi les protège de cette exclusion  », nous apprend Maître Mohamed Chmaôu, avocat au barreau de Rabat et Vice-président de l’Association Adala pour le droit à un procès équitable.

« L’article 431-1du Code pénal stipule « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de l'origine nationale ou sociale, de la couleur, du sexe, de la situation de famille, de l'état de santé, du handicap, de l'opinion politique, de l'appartenance syndicale, de l'appartenance ou de la non appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée »,énumère l’avocat.

Changer de mentalité

Situation familiale, couleur, sexe, nationalité… la loi est claire et a tout prévu comme nous l’affirme l’avocat. Il suffit d’activer l’application en connaissant ses droits et en portant plainte pour réparation.  Toujours selon maître Chmaôu, tout propriétaire refusant de louer à un célibataire, homme ou femme, à cause de son célibat ou de son statut de divorcé ou parce qu’il est un subsaharien  commet une infraction de la loi. Ceci sans parler de l’agresser...

« L’article 431-2 stipule que la discrimination consiste à refuser de fournir un bien ou un service, à entraver l'exercice normal d'une activité économique quelconque, à refuser d'embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne, à subordonner la fourniture d'un bien ou d'un service ou l'offre d'un emploi à une condition fondée sur l'un des éléments visés à l'article 431-1 », détaille l’avocat. Des lois claires et  bien précises qu’il suffit d’appliquer pour couper le chemin aux redresseurs de torts et pour préparer le terrain à un plus profond  changement des mentalités.    

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