" Toukal ", entre charlatanisme et criminalité
Des substances hautement nocives pour nuire à autrui

Le destin targique de la chanteuse populaire Imane Tsunami interpelle. Sa mort nous rappelle tristement la gravité d'une pratique criminelle combinée à la sorcellerie et dont les auteurs échappent souvent à la justice...

" Toukal ", rien que l'évocation du mot peut provoquer les peurs les plus sombres. Des corps bien portants qui se vident de vie, des beautés qui se fannent, des existences qui sont boulversées, des destins brisés à cause de potions magiques et de poison glissé lâchement dans la nourriture des victimes.

Tsunami et les autres

" J'étais victime à plusieurs reprises de "Toukal". En quelques jours j'ai perdu beaucoup de poids. J'ai souffert de maux atroces. J'étais tellement annéantie et ce mal me rongeait inéluctablement de l'intérieur. J'ai vite compris qu'on m'avait empoisonnée mais c'était trop tard...", affirmait, quelques jours avant sa mort, Chikha Tsunami.

Le visage complètement transformé, le corps gravement amaigri et le verbe brisé, l'artiste populaire racontait son calvaire à cause de Toukal. Celle qui brillait par sa jovialité et qui mettait le feu lors des soirées privées qu'elle animait, n'était plus que l'ombre de la star d'auparavant. Quelques semaines après cette ultime déclaration, l'artiste est morte en provoquant émoi et chagrin.

Imane Tsunami

Enième victime de Toukal, Imane Tsunami n'est pas la seule à avoir expérimenté ses effets dévastateurs et déstructeurs. " Nous recevons beaucoup de gens qui affirment être des victimes d'empoisonnement au toukal. Des gens qui ont épuisé tous les moyens médicaux pour soigner leur mal sans pour autant avoir de résultats ou que leur état ne s'améliore ", nous explique Dr Ahmed Assalmani, spécialiste en thérapies naturelles.

Univers glauque

Perte de poids brusque et inéxliquée, grosse chute de cheveux, troubles digestifs graves, hallucinations, troubles mentaux, dysfonctionnements neurologiques... Les symptômes diffèrent d'une victime à une autre avec une gravité variable selon la dose et le type du poison ingéré, comme l'explique le spécialiste. " Certains cas arrivent dans un état très avancé. Il y en a qui perdent la raison, d'autres qui ont la chair rongée par la gangrène qui tombent en lombeaux... Il y en a même qui en meurent malheureusement ", regrette le thérapeute.

Des maux atroces et des potions gravement dévastatrices qui s'attaquent à l'organisme humain en le détruisant de l'intérieur. " Toukal est utilisé comme une méthode de se venger, d'infliger une souffrance et de nuire par haine, par envie ou par rancune ", fustige Assalmi. Un empoisonnement prémédité et intentionnel dans lequel sont utilisées des substances hautement dangereuses et parfois innatendues. " On utilise des minéraux tels le mercure ou des plantes connues par leur toxicité telles le concombre d'âne ou encore des substances d'orgine animale ou humaine ", énumère le thérapeute.

La tête du corbeau calcinée, la mâchoire du chameau, le sang menstruel des femmes, les ongles de morts... Sont autant de substances nocives affreusement "surprenantes" que les charlatans et leurs clients malfaisants utilisent pour empoisonner la nouriture ou les boissons de leurs victimes.

Toukal en chiffres

Pratique située entre l'acte criminel et le charlatanisme, " toukal " est par ailleurs défini par le Centre Antipoison et de Pharmacovigilance du Maroc comme une intoxication intentionnelle. " Une intoxication criminelle est définie comme étant une exposition ou incident où des patients sont victimes d´autres personnes, qui ont l´intention de leur causer de la mort ", détaille le CAPM.

Dans une étude intitulée " Empoisonnement criminel au Maroc ", le Centre se penche sur le phénomène en recensant tous les cas d'intoxications criminelles sur une période de 34 ans (1980-2014). " Les intoxications intentionnelles constituent un problème majeur de santé publique. L'objectif de la présente étude est de décrire le profil épidémiologique des intoxications criminelles au Maroc ", note l'étude. Le centre recense ainsi 611 cas d'empoisonnements criminels enregsitrés durant la même période. L'âge moyen des intoxiqués était de 26,4 à14,3 ans. Fait surprenant, plus d'un quart des cas étaient des enfants de moins de 15 ans (28,6%).

Un mal qui ronge de l'intérieur et finit par détruire la victime

Toujours d'après les résultats de cette étude, 55,9% étaient de sexe masculin. La majorité des cas, soit 89,4% étaient survenus en milieu urbain. Les produits les plus fréquemment utilisés étaient les pesticides (19,1%) et les plantes (19%). " Les signes présentés étaient variables suivant le ou les toxiques en cause, la quantité ingérée et le délai écoulé avant le traitement. Toute une gamme de troubles digestifs, neurologiques, respiratoires et cardio-vasculaires a été constatée ", énumère l'étude. Parmi les 440 cas pour lesquels le Centre disposait de données sur l´évolution, 27 sont décédés. Les autres cas ont survécu avec ou sans séquelles.

Responsabilité criminelle

A noter que le Code pénal marocain a consacré un article spécifique à l'empoisonnement criminel même s'il n'a pas mentionné pour autant le mot "Toukal ". L'Article 398 stipule en effet que " Quiconque attente à la vie d'une personne par l'effet de substances qui peuvent donner la mort plus ou moins promptement, de quelque manière que ces substances aient été employées ou administrées, et quelles qu'en aient été les suites, est coupable d'empoisonnement et puni de mort ". Une loi claire et précise, reste cependant à prouver la causalité et l'intetion criminelle dans les cas de toukal.

" Au Maroc, les circonstances criminelles sont rarement étudiées dans la littérature et les causes restent généralement inconnues. L'administration de substances toxiques à l'insu de la victime à des fins criminelles peut causer des effets graves, voire mortels ", regrettent cependant le Centre Anti-poison.

Marché juteux

Un triste sort et un mal qui touche une bonne partie de la population comme le soutient le Centre anti poison. Ce dernier estime en effet que l'empoisonnement criminel constitue " Un problème non négligeable. Le nombre de cas est probablement sous-estimé du fait du nombre important de cas non diagnostiqués ou non déclarés ", alerte le CAPM.

Un constat qui est par ailleurs confirmé par le taux d'audience phénoménal enregistré par des pages, des chaînes et autres vlogs de guérisseurs sur les réseaux sociaux. Affirmant détenir le bon traitement du Toukal, ces " thérapeutes " attirent des milliers voire des millions de "clients" et de "patients" à la recherche de bonnes cures . Des potions à base de plantes, du coran-thérapie, des méthodes peu orthodoxes s'apparentant à du charlatanisme... Y en a pour tous les goûts. Un marché juteux parrallèle qui s"ingénie à rentabiliser la détresse de victimes désespérées en quête de remède miracle.