Interview - La Transe Poétique by Aziz Sahmaoui

Lorsqu’un Gnaoui blanc entremêle poétiquement les styles pour rendre hommage à la littérature africaine orale, cela donne Poetic Trance. Une œuvre universaliste résolument groovy qui fleure bon l’Afrique mélodieuse et poétique et dessine le pont jeté vers l’Occident.

Produit par Martin Meissonnier, le 3e album de Aziz Sahmaoui et de son University of Gnaoua, interprété sur fond de grondement du gembri, est un mix parfait entre musiques gnawa, musiques d’Afrique de l’Ouest, rock, jazz et blues. Une belle invitation à la transe euphorisante qui exhibe le génie rythmique des Afriques en dessus et en dessous du Sahara.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Votre 3e album Poetic Transe est un mix divin de Poésie et de Transe?

AzIz SAhMAOUI : Transe, parce qu’il y a cette transe dans notre musique, dans nos codes africains, dans nos pays : le Maroc,leSénégal,l’Algérie,leMali,ce noyau qui fait l’University of Gnaoua. Je lui apporte une richesse rythmique, musicale, linguistique...chaque musicien s’exprime dans son langage, on chante en arabe, en tamazight, en Wolof, en Bambara,... L’album est en même temps poétique parce qu’on a veillé à soigner l’image, le texte, les métaphores. On retrouve cette poésie dans les cordes, l’harmonie : dans notre culture, on connait tous cette « Jedba », cette transe qui nous fait danser et oublier notre entourage et qui aide à exprimer sa souffrance et sa douleur.

Cette transe « hal », est une expression de mal être dans une société qui nous rend parfois malade ! On la trouve aussi dans ces arrangements calmes et tranquilles de certains morceaux comme : « la peur » ou d’autres balades comme « Absence ». On a souvent tendance à associer la transeàJedbaetàlaviolence,alors

qu’il y a d’autres façons d’être en transe, qu’on retrouve par exemple dans nos chœurs d’Ahouach ou Houwara. Cette forme de transe calme apaise et me fait énormément de bien, du coup, j’essaie de la partager avec les autres. Elle se trouve aussi dans le fait d’associer plusieurs sons et de voler dans cet espace harmonieux, embrasser d’autres cieux et découvrir un monde parallèle au nôtre. La transe surprend, elle ne prévient jamais. Elle introduit à l’invisible, à l’au-delà. Elle est en quelque sorte liée au groove qui libère l’âme tourmentée.

Ça a un effet thérapeutique tout comme la musique gnaoua?

Oui, c’est la magie de la musique qui dure. On a toujours besoin de ce souffle divin qui s’installe dans notre oreille et nous fait voyager, qui apaise nos cœurs.

C’est un album plus mature avec un son plus abouti ?

Les albums précédents ont plu alors on a continué ! On reflète un peu ce qui nous entoure, et en tant qu’artistes, notre rôle est de suivre ce feeling et rester vrais, clairs et traduire tout cela sous forme de poésie, d’images avec des métaphores qui touchent l’autre. Parce que finalement,

on vit la même chose, et bien qu’on soit différents, nous sommes UN, nous consommons les mêmes produits, parlons le même langage, ...nous sommes les mêmes !

La musique fédère toutes les cultures, le langage des émotions est universel finalement?

Oui, c’est vrai, un chanteur flamenco peut nous toucher même si on ne comprend pascequ’ildit!Unson,unjeuouune danse peut nous bouleverser...ça apaise la difficulté, adoucit l’amertume de la vie et rapproche les gens, c’est cela la magie du tambour, de la musique ! Dans le morceau « La Peur », je parle d’un mal contemporain, cette peur de l’autre nous empêche d’aspirer à des lendemains meilleurs. C’est pour cela qu’on veut rassembler les gens autour des sons des tambours et partager avec eux cette joie de vivre qui nous anime tous.

« Janna Ifrikia, Janna Maghribiya» est un hymne au Maroc et à l’Afrique. Croyez-vous vraiment au pouvoir du métissage?

Oui, tout à fait. Ce métissage est peut-être la solution pour une paix future, c’est notre africanité à tous. Mon album appelle au pardon et à la réconciliation. Il faut partager, donner pour élargir notre cercle de pouvoir. Je suis ravi que ces échanges culturels me permettent d’atteindre

un équilibre musical et humain entre l’Afrique et l’Europe.

C’est un album groovy très métissé qui mélange musiques gnawa, musiques d’Afrique de l’Ouest, rock, jazz et blues. Est-ce que c’était voulu?

Ce mélange est naturel. On crée des mélodies, des arrangements et on joue tout simplement ! On fait des concerts tout au long de l’année, un peu partout, on aime la scène, c’est une passion en nous

et ce groove est important, parce que sans groove, il n’y a rien. Dans notre culture, tout le monde est groover !

Que représente le gembri pour vous?

C’est une forme de tambour mélodique avec une technique extraordinaire, un son qui nous repose et qui nous fait traverser l’invisible. Sa « Tsserssira » nous emporte et adoucit l’amertume et la dureté de notre vie. C’est un instrument magique qui a une histoire doublement séculaire qui est amené à se développer. D’ailleurs, l’art

des Gnaouas est une culture qui s’ouvre sur le monde, actuellement, beaucoup

de musiciens étrangers s’intéressent àTagnaouite, ils la prennent, la développent ou la mélangent à d’autre styles et le rendu est juste incroyable !

C’est aussi l’ancêtre de la bassecomme l’a si bien résumé Marcus Miller. Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec lui?

Marcus Miller m’avait invité à jouer avec lui à l’Olympia en France et lorsqu’il m’a demandé de jouer au gembri, il a dit aux autres : « regardez, ce n’est le gembri qui n’est pas bien, c’est plutôt moi qui joue mal » ! J’ai aimé cette modestie, il venait souvent nous voir aux concerts et j’étais très honoré de vivre cette expérience avec lui. Cet esprit de partage entre musiciens est juste incroyable!

Vous êtes un peu le Gnaoui blanc qui entremêle les musiques ?

Je suis blanc mais mon sang est noir !

Je pense qu’il y a un noir en nous tous, moi, j’ai grandi à Targa, à Marrakech, j’ai grandi dans cette culture africaine, parfois, on a tendance à oublier qu’on est africains. Nous sommes des êtres humains, ni homme ni femme !

Vous aviez toujours su que vous alliez faire carrière dans la musique?

Non, pas du tout ! En fait, depuis tout petit, j’aimais la musique et le rythme mais ça m’a attrapé lorsque j’ai entendu

le son du tambour pour la 1ère fois. J’ai eu la chance d’assister à des concerts mythiques comme ceux de Nass El Ghiwane, du temps où ils se produisaient à Ksar Badii, j’allais dans les loges discuter avec les musiciens, c’était magique,

une vraie bénédiction pour moi. Par la suite, je voulais savoir comment faire parler, cet instrument (Gembri, Banjo, Ribab, ou n’goni) ? Alors, j’ai acheté mes instruments, j’ai cherché mes partitions, je voulais comprendre cette magie, le son, la note, une gamme mineure, majeure, je voulais avoir un langage musical pour communiquer avec l’autre. D’ailleurs, c’est mon éducation musicale qui m’a emmené à jouer dans les plus hautes sphères du jazz dans le monde.

Le jazz se marie bien avec les rythmes gnaouis?

Oui, quand on a cette conscience de la profondeur de l’art et du jeu de l’autre. Un musicien étranger doit être capable de comprendre Tagnaouite, ses mélodies, ses rythmes, ses phrasés très précis. C’est plus facile pour nous parce que cette musique fait partie de notre culture, mais quand tu invites un jazzman européen ou un Bluesman américain, ils sont sensés comprendre tout cela pour trouver cet équilibre, pour séduire et rendre service à la musique. Il faut laisser l’autre s’exprimer, il faut qu’il y ait un langage, une discussion, des moments de silence, des moments chargés, et c’est cela un musicien, quelqu’un qui sait vivre un espace, qui le maîtrise...

Vous excellez également dans l’art de l’improvisation?

J’adore cela, je fais partie de cette école d’improvisation, de Joe Zawinul Syndicate et pas seulement. Ça existe aussi dans notre culture, dans les échanges de poésie de Ahouach par exemple, dans l’art de griots ! Improviser c’est créer et produire quelque chose.

Racontez-nous un peu votre rencontre avec le pianiste et claviériste de jazz autrichien Joezawinul, l’un des pionniers du métissage cosmopolite.

Oui, tous les musiciens du monde voulaient jouer avec Joe, c’était une star, une référence au niveau international,

et travailler avec lui a été une école formidable, au niveau de l’écoute, de la vitesse d’exécution et de l’endurance. Lorsqu’il m’a invité à jouer avec lui, j’ai enregistré un double album du 1er coup, par la suite, il m’a proposé de rejoindre son groupe. Je crois qu’il a aimé mon expression, mes interventions, mon énergie car ce n’est pas facile de jouer dans des formations de cette envergure avec des virtuoses africains qui jouent à une vitesse incroyable. Le tempo est très rapide et si tu n’as cette énergie, ce pacte avec la scène, tu ne tiendras pas !

Est-ce que c’est facile pour un groupe de durer dans le temps?

Non mais le chemin est encore long. On essaie de raconter notre histoire, de telle façon à être là. On prend les choses comme elles viennent, on vit l’instant présent et si ça prend 5 ans pour faire un disque, ce n’est grave. Entre temps, on joue, on adore la scène. D’ailleurs, j’ai toujours le trac avant de monter sur scène ! ✱