Boualem Sansal : « Si la crise algérienne dure trop longtemps, il n’y aura que des perdants »

Avec son verbe percutant et sa pensée révoltée, Boualem Sansal livre à lobservateur.info le fond de sa pensée concernant la révolution algérienne en cours.

Propos recueillis par Mohammed Zainabi 

Lobservateur.info : Quel est votre sentiment après la décision du Président Abdelaziz Bouteflika de ne pas briguer un 5emandat ?

Boualem Sansal :  Bouteflika dit aux Algériens : « Je vous ai compris, je renonce au 5emandat mais je reste au pouvoir le temps de régler certaines affaires et de choisir mon successeur ». Il ne dit pas combien de temps cela lui prendra, 6 mois, 2 ans, 10 ans ?

Cet homme est ainsi fait, toute sa vie, il n’a jamais cessé de grappiller tout ce qu’il peut grappiller. Avant de mourir, il va nous rendre fous.

Qu’est-ce que cette décision changera dans la situation que vit actuellement l’Algérie ?

Bouteflika et son système font comme si le peuple n’existait pas et continuent à gouverner comme s’il ne s’était rien passé. Et les manifestants font eux aussi comme si le pouvoir n’existait plus, ils occupent tout le terrain… La suite est simple : l’un ou l’autre devra céder et partir. Le chef de l’armée qui soutenait Bouteflika change de discours, il se dit proche des manifestants. Dans sa bouche, c’est une insulte, il est le Système incarné et l’homme le plus corrompu du pays.

Quelle serait la solution, selon l’intellectuel militant que vous êtes, pour une réelle sortie de crise en Algérie ?

Il n’y a que deux voies pour résoudre la crise : ou le régime cède et s’en va, ou les manifestants cèdent et rentrent chez eux. Le divorce est prononcé, il est définitif, il n’y a pas de retour possible.Mais si la crise dure trop longtemps, il n’y aura que des perdants, l’économie est au bord de la faillite, elle va s’effondrer et nous emporter tous. La fuite des capitaux vers l’étranger est déjà énorme, ce qui nous rapproche d’autant du collapsus de l’économie.

Il faut que très rapidement les manifestants trouvent un prolongement politique à  leur action et à mon avis, il n’y a que deux façons pour cela : la première est qu’ils se regroupent d’une façon ou d’une autre (par ville, par wilayate, par corporation, par profession, par syndicats, etc.), pour désigner leurs délégués qui se regrouperaient en un congrès national délibérant d’où sortira une assemblée nationale et un gouvernement de transition. La deuxième est qu’ils appellent les partis d’opposition existants et des personnalités de la société civile connues pour leur compétence et leur probité, à former un gouvernement d’union nationale qui aura pour mission d’expédier les affaires courantes et organiser une constituante. Il n’y a pas d’autres solutions.

Le seul conseil qu’on peut donner au pouvoir est que le chef d’Etat-major de l’armée fasse preuve de dignité et annonce solennellement que Bouteflika quittera le pouvoir à l’échéance légale de son mandat présidentiel, le 28 avril. Cela rassurera le peuple et préservera l’armée de la division que son soutien absurde à Bouteflika est en train de provoquer.

Une fois Bouteflika éjecté, est-ce que son clan serait fréquentable, selon vous, pour une sortie de crise ?

L’histoire mondiale nous apprend qu’un système « dégagé » par la porte tente toujours de revenir par la fenêtre, par la cave ou par la cheminée.Il restera toujours quelques rescapés qui chercheront à mettre le feu à la maison. Il faut que le pouvoir qui s’installera après la chute du régime soit très fort pour résister à cela, sans tomber lui-même dans la dictature. En 1789, les Français ont « dégagé » le roi mais ensuite, pour contrer les royalistes et les fédéralistes, ils ont instauré la Terreur. Réintégrer le clan Bouteflika, c’est-à-dire le régime qui a opprimé le peuple depuis l’indépendance c’est l’absoudre de ses crimes, c’est faire ce que Bouteflika a fait avec les islamistes du FIS et du GIA qu’il a absous, sans que la vérité et la justice passent. Nous devions faire ce que le Maroc et l’Afrique du sud ont fait : connaître des crimes commis par le régime et faire passer la justice. Si pardon il y a, il sera accordé à titre individuel, en fonction de la gravité des faits commis par l’un et l’autre.

Quels scénarios possibles pour la période de transition et avec quels hommes et quelles femmes politiques ? 

La période de transition sera très houleuse avec des risques de manipulations, de provocations et de dérapages à chaque tournant, c’est inévitable. Elle se fera avec les hommes et les femmes qui réussiront à émerger du lot et porter haut des propositions mobilisatrices. Certains de ces hommes et ses femmes, politiciens et intellectuels, existent déjà, ils sont connus et respectés. Ils joueront certainement un rôle important, voir décisif. Ceux de la nouvelle génération ne sont pas encore visibles, mais nul doute qu’ils le seront bientôt.

La situation économique en Algérie est-elle réellement sans issue après 20 ans de « Bouteflikisme », comme l’affirment certaines voix algériennes ?

En tant qu’économiste et ancien haut fonctionnaire, je confirme ce diagnostic et j’ajoute qu’après le départ de Bouteflika, on découvrira qu’en réalité la situation est bien plus grave. La bonne question est plutôt celle-ci : La situation est-elle désespérée ? La réponse est non, si le gouvernement prend rapidement les décisions nécessaires (elles sont toutes connues et parfaitement documentées) et ouvre largement l’économie à l’initiative privée, nationale et étrangère. La convalescence sera longue (10 à 15 ans) au terme de laquelle l’Algérie pourrait être un pays émergent important. Il faudra évidemment faire accepter par la population les sacrifices que le redressement de l’économie va lui imposer.

Le report des élections ne serait-il pas favorable au « clan Bouteflika » ?

Rien ne sera favorable à Bouteflika et à son clan, leur page est tournée, les Algériens sont mentalement déjà dans l’après-Bouteflika, qu’il parte à la fin de son mandat (28 avril) ou un peu après. La seule chose qui les préoccupe est l’attitude de l’armée et de possibles provocations qui détourneraient le fleuve tranquille de leur révolution.

Quelle lecture faites-vous du message du chef d’état-major qui a affirmé que le peuple et l’armée partageaient la même vision du futur du pays ?

Gaïd Salah se repositionne à mi-chemin entre Bouteflika et le peuple. Cela signifie deux choses : ou il ne croit plus que Bouteflika est capable de réussir son plan ou alors l’armée lui a signifié qu’elle ne le suivrait pas s’il se lançait dans une quelconque répression des manifestants.

Si, malgré les dernières décisions de Bouteflika, le mouvement de protestation des Algériens se poursuivait, ne craignez-vous pas une intervention violente de l’armée contre les manifestants ?

Ceci était possible au début des manifestations mais ne l’est plus aujourd’hui. Quelle armée oserait empêcher des manifestations qui rassemblent plusieurs millions de personnes (on a avancé le chiffre de 10 millions dans la manifestation du 8 mars). Que peuvent quelques bataillons contre une telle masse sauf à l’attaquer au canon et au bombardement.

Pour quel parti et pour quel candidat voteriez-vous, si ce n’est pas trop indiscret ? 

S’il y avait aujourd’hui une élection libre, je voterais pour un Benflis, un Benbitour, un Boukrouh, un Saïd Saadi, un Hamrouche, un Ghozali. Ce sont des hommes compétents, intègres et expérimentés, on a besoin de ces qualités dans cette phase cruciale de reconstruction de l’État et de redressement de l’économie.

Un Maghreb uni deviendrait-il, lui aussi, possible après l’ère Bouteflika ? 

L’intégration du Maghreb avec suppression des frontières devrait être un projet ultra prioritaire pour le nouveau pouvoir. Un Maghreb uni est un gage de paix et de prospérité incomparable. Ne serait-ce que pour ça, avoir si longtemps maintenu la frontière entre l’Algérie et le Maroc fermée, Bouteflika devrait être jugé pour crime contre la fraternité.