L'armée du salut, le 1er film de Abdellah Taïa Bientôt au Maroc ?

Interview réalisée par Kawtar Firdaous

Après avoir sorti plusieurs récits autobiographiques, Abdellah Taïa passe derrière la caméra. Son premier long métrage est une adaptation de son roman « L'armée du salut » paru en 2006 où il raconte ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, voguant entre amour, désir, douleur et violence. Tourné à la fois au Maroc et en Suisse, « L’armée du salut » a nécessité un budget de 800 000 euros avec des fonds étrangers, du Centre National du cinéma français, de la télévision suisse et de la SOFICA. Sélectionné dans plusieurs festivals étrangers notamment la Mostra de Venise et le Festival du film de Toronto, le film continue de faire sa tournée à l'international. Mais Abdellah Taïa rêve de le projeter au Maroc, son pays d'origine. Connu pour son style à la fois cru et poétique, l'écrivain évoque sa passion pour l'image et dit vouloir aller au delà des mots, car « pas assez remplis de sens pour exprimer et communiquer librement avec les autres », nous confie t-il. Rencontre avec un cinéaste en devenir.

L’Observateur du Maroc. En 2012, vous réalisez votre premier film autobiographique « L’armée du salut », adaptation de votre 3ème roman et présenté dans plusieurs festivals étrangers. Vous avez reçu l’autorisation du CCM pour tourner au Maroc. Vous souhaitez le projeter au Maroc début 2014?

Abdellah Taïa. Au début, j’avais peur qu’on me refuse le droit de tourner au Maroc. Parce que le scénario traite du thème de l'homosexualité clairement et des rapports des marocains entre eux. J’en suis très reconnaissant. Aujourd'hui, j’espère qu’on va me donner l’autorisation pour le projeter au Maroc.

N'avez-vous pas peur que certaines scènes puissent choquer ?

Il s’agit d’une vision dure et critique d’un Maroc où les individus s’étouffent entre eux. En faisant ce film, je ne cherche pas la gloire. A mon sens, il n’y a pas de scènes choquantes. Il s’agit d’un Maroc à la fois cruel et tendre, contradictoire, religieux et surtout mystérieux. L’histoire de l’amour impossible du frère aîné, par exemple, c'est exactement à l’image des jeunes filles qui cherchent l’image du père. La construction sexuelle commence à l’intérieur de la famille, du corps, de ce qui nous entoure, de notre environnement immédiat. Derrière l’idée du grand frère, il y a celle du modèle. C’est à la fois clair, précis et ambigu. Le cinéma doit s’immiscer dans ces gens obscures où tout se mélange. Il porte la réalité du Maroc, telle que je la connais. En regardant le film, beaucoup de marocains vont se reconnaître même s’ils n’acceptent pas le héros du film. En tout cas, j’ai veillé à ce qu’il y ait une représentation fidèle de la réalité marocaine.

Vous êtes passé de l'écriture à la réalisation ? Pourquoi ?

Pour moi, l'écriture c’est d’abord des images, plus que des mots qui s’écrivent. Les mots ne sont jamais suffisants ni remplis de sens pour exprimer ce que j’ai envie de dire. Avec les mots, on a rarement l’occasion de communiquer librement avec l’autre, on bute souvent contre quelque chose, autocensure, religion, éducation,… Alors que les images, c’est quelque chose de plus libre dans ma tête. Je suis obsédé par le cinéma depuis l’âge de 13 ans. J’étais nourri par le cinéma égyptien dans les années 80. Je n’ai jamais fait de formation mais j’ai travaillé en tant qu’assistant sur plusieurs films et écris plusieurs scénarios. Quand on est nourri par les images, je pense qu’on a la possibilité de se former nous-mêmes.

Votre dernier roman « Infidèles » a été sélectionné pour la 4ème édition du prix littéraire de la Mamounia ? Le prix a été remporté par Rachid O pour « Analphabètes ». Un peu déçu?

J’aurai été ravi d’obtenir le prix, ça aurait fait surtout le bonheur de mon éditeur. Mais soyons fairplay. Je suis ravi pour celui qui l’a emporté et je me réjouis pour lui comme si c’était moi qui l’avais gagné. C’était très important pour moi de gagner ce prix surtout au Maroc où les gens ne lisent pas beaucoup. Le fait qu'un livre continue à vivre et qu’il ne soit pas oublié est plus important pour moi que la reconnaissance littéraire.

Dans vos romans ( L’enfant ébloui, L’armée du salut, Le rouge du Tarbouch, Infidèles,... ), l’idée de d’homosexualité est omniprésente, pourquoi ?

Je n’ai pas envie de travestir les choses et de passer par la fiction. L’homosexualité n’est pas une chose acceptée au Maroc, encore moins dans le monde arabe. Je suis quelqu’un qui exprime l’homosexualité de manière digne et j’essaie, à travers mes écrits, de faire évoluer le regard de la société sur l’homosexualité.

Pensez-vous un jour passer à autre chose ?

Un écrivain ne peut pas écrire en dehors de ce qu’il est et du monde qui le traverse. J’ai passé des années à m’excuser. Plus aujourd’hui. Alors je ne cherche pas à passer à autre chose. Dans l’écriture, c’est une vision de moi que je trouve intéressante. Dans « Infidèle »par exemple, il est surtout question de foi musulmane à l’intérieur de la société marocaine.

Vous avez reçu le prix de Flore pour votre roman « Le jour du roi » en 2010. Pourquoi avoir choisi de situer votre récit durant la période Hassan II ?

J’ai vécu dans les années de Hassan II. J’ai vécu la peur, l’impossibilité de parler, l’autocensure. Ça a un sens par rapport à ma génération. Et c’est encore présent dans la mémoire collective des marocains, de manière très ambigue. Et en plus, il n’est pas si présent dans la littérature marocaine, C’est un personnage littéraire.

Et le Maroc d’aujourd’hui, qu’en pensez-vous?

Aujourd’hui, les choses ont changé. Il y a plus de liberté. La société se mobilise beaucoup. La presse défend les minorités et on donne plus de droits à la femme. Mais parallèlement, le Maroc est devenu une vraie société de consommation. Mais en devenant une société moderne qui crée des emplois, elle exclue d’autres catégories de gens qui se paupérisent. C’est une autre grande forme d’injustice qui s’installe.

Que pensez-vous du gouvernement actuel marocain ?

Je ne vais pas rentrer dans un débat stérile. Avec des gens pour qui je n’existe même pas.

Si vous n’étiez pas écrivain, vous seriez quoi ?

Infirmier. Parce que j’adore m’occuper des malades. L’hôpital est un lieu qui me calme énormément.

Quelle est votre source d’inspiration ?

Les images de l’enfance. La vie avec ses contradictions et sa violence, la liberté pendant mon enfance et surtout le cinéma égyptien qui m'a beaucoup marqué.

Les écrivains que vous aimez ?

J'aime les écrits mélancoliques du portugais Fernando Pessoa. J'aime aussi Albert Camus, Jurji Zaydan ou Mahmoud Darwich. J'ai une grande admiration pour le réalisateur indien Satiagit Ray, Salah Abou Seif ou Jean Renoir.

Vos passions ?

Regarder des films, les mêmes films encore et encore, une centaine de fois. A force de regarder des images, on finit par comprendre l’invisible qu’on insère dans l’image. Le cinéma pour moi, c’est finalement parvenir à rentrer l’invisible dans le visible.

Vos angoisses ?

L’idée de la solitude après la mort de mes parents. Ce sentiment s’est accentué quand mes soeurs se sont mariées et qu’elles eu des enfants. Je me ses plus seul.

Vos projets d’avenir ?

Il y d’abord le film qui sort en France en Mars 2014 et dans d’autres pays européens. Je suis dans l’accompagnement du film. Après, c’est Toronto, Genève, Namur, Sao Paolo, l'Islande,… En parallèle, J’ai un projet d'écriture en collaboration avec le photographe français Denis Dailleux sur les martyrs de la révolution en Egypte en 2011.

Que pensez-vous de la révolution arabe ?

C’est un véritable tremblement dans la mentalité des arabes. On en est qu’au début mais c’est en train de changer devant nos yeux. Enfin, les arabes se regardent en face.