France : L’Etat en profondeur
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A Washington comme à Moscou, à Istanbul comme à Alger, les professionnels du renseignement sont partie prenante de l’État profond. Termes qui désignent différents cercles plus ou moins occultes qui exercent une sorte de tutelle sur le pouvoir. Est-ce le cas en France ?

Par Vincent Hervouët

Le succès improbable du G7 de Biarritz s’est abandonné aux services d’un psychanalyste pour joué quelques heures avant l’ouverture officielle, lors du déjeuner en tête à tête qui a réuni Emmanuel Macron et Donald Trump. Deux heures de conversation à bâtons rompus, sans interprètes, sans sherpas, loin des oreilles indiscrètes. Les deux hommes ont scellé un pacte : s’épauler pour tirer bénéfice de ce sommet en termes d’image. Le Président français devait restaurer son autorité mise à mal par les déconvenues essuyées en Europe et les désordres des gilets jaunes à l’intérieur. Comment s’y est-il pris pour apprivoiser le Donald ? Que lui a-t-il dit pour le convaincre de « jouer le jeu » ? Le dissuader de tweeter à tort et à travers ? De claquer la porte comme l’an dernier au Canada en laissant derrière lui un champ de ruines ? Comment s’y est-il pris pour faire accepter à l’Américain la venue en coulisses d’un ministre iranien et la poursuite des manigances européennes pour contourner les sanctions que Washington impose à Téhéran ?

L’Autre plus vieux métier du monde

Emmanuel Macron est doué pour séduire. C’est le reste d’une vocation d’acteur. S’il ne s’est jamais son usage personnel, c’est un fin observateur du comportement humain qui ne néglige pas les avis des psy. Les services de renseignement ont ce genre de professionnels dans leurs effectifs. Normal : le secret est source de stress. La DGSE (renseignement extérieur) a eu longtemps ses « Jivaros » (Indiens réducteurs de têtes) produisant à l’occasion des fiches sur la personnalité des interlocuteurs étrangers. Mettre à jour les failles psychologiques, identifier les manifestations de stress, anticiper les réactions : c’est une aide opérationnelle à la négociation.

Les services de renseignement ont été négligés par l’Exécutif, ils ne le sont plus. Ils avaient mauvaise réputation en France, contrairement à leurs collègues anglosaxons. Cela remonte aux barbouzeries auxquelles les Gaullistes avaient eu recours au moment de la décolonisation, notamment en Algérie contre L’Organisation de l’armée secrète (OAS). La prolifération de réseaux parallèles et affairistes en Afrique a contribué aussi à discréditer « l’autre plus vieux métier du monde ». Métier ingrat et professionnels traités avec ingratitude : choisir de faire carrière dans les forces spéciales était l’assurance de ne pas décrocher les étoiles de général pour un officier. Un haut-fonctionnaire évitait à tout prix de frayer dans ces eaux troubles. Désormais, c’est le contraire. Un diplomate booste sa carrière en y passant quelques années. Les ambitieux cultivent leurs bonnes relations avec les Services et même les aventuriers tentent d’y servir.

L’enquête sur Alexandre Benalla qui servait de garde du corps au Président avec un poste de chef de cabinet adjoint a d’ailleurs établi que plusieurs anciens agents étaient présents dans l’entourage immédiat du chef de l’Etat, même s’ils n’apparaissaient pas dans l’organigramme officiel de la Présidence.

Incontournables en Afrique

En 2008, le Président Sarkozy a réformé en profondeur les structures du renseignement et installé à l’Elysée un Coordonnateur national du Renseignement. Il est censé faciliter la communication entre des maisons forcément jalouses de leurs prérogatives. Une décennie plus tard, Emmanuel Macron a étoffé la fonction en lui adjoignant la responsabilité de couvrir la lutte anti-terroriste. Tout au long de ces années, les crédits et les effectifs des différents services n’ont cessé de croitre, alors que les militaires et les diplomates étaient mis au régime maigre.

L’urgence de la menace terroriste, le développement de la cybercriminalité, l’émergence de nouveaux acteurs non étatiques, etc. expliquent l’importance prise par les spécialistes du renseignement. Ils sont incontournables dans certains secteurs comme l’Afrique. Les hommes de l’ombre restent en première ligne pour que la France y garde des positions alors que le monde entier se rue sur le continent. Au temps jadis, c’est à dire à l’époque de Jacques Chirac, Djibouti restait une base française. C’est désormais un port où cohabitent et s’épient militaires Américains, Chinois, Japonais, Allemands... On se croirait dans le Vienne d’après guerre, au temps où Orson Welles jouait « Le Troisième homme » ! La mondialisation a produit une nouvelle sorte de guerre froide. Devant les diplomates qu’il avait réunis à l’Elysée fin août pour le traditionnel discours aux Ambassadeurs, Emmanuel Macron a pointé du doigt les représentants de « l’Etat profond ». Il voulait ainsi dénoncer les haut-fonctionnaires qui trainent les pieds pour adopter le réalisme du chef de l’Etat, notamment ceux qui résistent à sa volonté de normaliser les relations avec le Kremlin. L’expression a semblé étrange dans la bouche d’un homme qui a surgi sur la scène politique comme par hasard et qui a été adoubé par tout ce qui compte à Paris avant d’obtenir le suffrage des électeurs. Selon les pays, l’Etat profond désigne différents cercles plus ou moins occultes qui exercent une sorte de tutelle sur le pouvoir. A Washington comme à Moscou, à Istanbul comme à Alger, les professionnels du renseignement en sont partie prenante. Ce n’est semble-t-il pas le cas en France. Pas encore, en tout cas.