Aïd Al Adha et Covid-19 : Les éleveurs craignent d’être sacrifiés (vidéo)

 

A quelques semaines de l'Aïd Adha, citoyens et éleveurs sont divisés. Les uns sont pour le maintien de la fête du sacrifice. Les autres prient pour son annulation. Tous ont le moral sacrément endolori par la crise Covid-19. Lobservateur.info leur a donné la parole.   

Par Hayat Kamal Idrissi et Abdelhak Razek

 

 

Jeudi, 11h, le temps est particulièrement chaud. Les aboiements d’un grand chien de garde nous accueillent dans cette ferme familiale de Ain Tizgha à Benslimane. Morad Messôudi, notre jeune hôte, est occupé ce matin. Aidé par son frère, ils rassemblent un troupeau de moutons pour les mettre à l’abri dans une cour à l’arrière de la ferme. Les gestes professionnels et bienveillants du jeune éleveur laissent deviner une passion hérité de père en fils. Mais aujourd’hui, Morad est particulièrement inquiet et il ne le cache pas. « Les citoyens ont été gravement éprouvés par la crise liée au convid 19, nous comprenons leur position lorsqu’ils réclament que laid soit annulé. Mais il ne faut pas oublier que les éleveurs ont été également frappés et de plein fouet par la crise », s’explique d’emblée le jeune éleveur.

 

SOS Aid Adha

 La sécheresse, les souks hebdomadaires fermés depuis presque trois mois, la situation est devenue si critique pour de nombreux éleveurs. « Laid est notre grande occasion pour commercialiser nos bétails. Le plus gros du chiffre d’affaire des éleveurs d’ovins est réalisé durant cette période. 90 % de nos recettes annuelles sont faites lors de la fête du sacrifice », nous explique Messôudi. D’après Kessab Belhssen, Président de la fédération interprofessionnelle des éleveurs et producteurs de lait à Benslimane, ce qu’un éleveur gagne pendant la période de laid le fait vivre, lui sa famille et ses bêtes, durant toute l’année.  « Laid c’est le plus important moyen de commercialiser les moutons et la chair ovine », assure le représentant des éleveurs de Benslimane.

Pour Morad, le changement des habitudes de consommation et du mode alimentaire des Marocains a joué un rôle important dans la limitation des occasions de commercialisation des ovins. «Ces dernières années, les Marocains en général  ont largement réduit leur consommation en viande ovine. Ils favorisant davantage celle bovine pour des considérations sanitaires. Du coup si nous ratons l’occasion de laid, nous ne pouvons compter sur les abattages pratiqués lors des souks hebdomadaires pour liquider notre  production », raisonne l’éleveur de Ain Tizgha.

 

Sécheresse, Covid-19 & co. 

 Mais au-delà des habitudes alimentaires, la crise des éleveurs est multidimensionnelle. « Le pire cette année, c’est que la pandémie et le confinement ont coïncidé avec la sécheresse », regrette Morad en balayant, d’un regard désolé, le terrain avoisinant complètement noirci.

Le jeune éleveur nous montre les dégâts causés par une saison particulièrement sèche. « Normalement la région est verdoyante et les sources en eau sont gorgées en cette époque. Nos bétails broutaient à volonté une herbe fraiche par ici mais également à l’intérieur de la forêt avoisinante. Cette année, point de pâturages ! Nous avons du doubler ou tripler les charges pour nourrir nos agneaux et leurs mères », ajoute-t-il.  Décryptage : d’après les affirmations de Morad, une brebis et son agneau peuvent consommer jusqu’à 6 dhs par jour, en nourriture. Pour entretenir un troupeau d’une centaine de têtes, il faut compter jusqu’à 50.000 dhs de dépenses annuellement pour « prendre soin de ses moutons ». Des charges assez lourdes qui le deviennent davantage en temps de sécheresse. « Les prix du fourrages ont grimpés considérablement en l’absence des pâturages. Coincé,  l’éleveur n’a d’autre choix que de nourrir ses bêtes aux dépends de son budget profondément esquinté », commente Kessab Belhssen.

 

 

« Ces moutons seront engraissés pour être prêts à la vente dans deux mois. Si laid est toutefois annulé, nos pertes seront doubles. Nos investissements que ça soit en fourrage, en engraissement, en compléments alimentaires ou en médicaments … tout sera perdu ! », nous indique Morad en  nous introduisant dans une cour  couverte, réservée aux plus belles têtes destinées au marché de Laid. A la main,  il tient  une facture toute fraiche datant de ce matin même. Entre vaccins et vitamines, il vient de débourser 950 dhs.

 

Eleveurs débiteurs

Si malgré tout ses préparatifs, laid en vient à être annulé, il risque d’en souffrir triplement. Explication ? « L’année dernière, plus de 30 % des têtes destinées à laid n’ont pas trouvé acheteurs. C’était une lourde perte, du « retour » qu’il a fallut nourrir et entretenir encore une année. On comptait sur laid 2020 pour pouvoir le liquider, avec la menace d’une annulation, je vous laisse imaginer l’ampleur de la catastrophe pour la plupart des éleveurs », déplore Morad. Mêmes inquiétudes du côté de Kessab. « Ce qui est certain, c’est que nous courons tout droit à la faillite. De nombreux éleveurs ne pourront plus s’en relever », nous affirme le représentant des éleveurs, en scrutant l’horizon,  d’un regard profondément inquiet.

Inquiet mais toutefois lucide, ce dernier réclame une issue. Point d’hésitation. « Les éleveurs subissent de plein fouet  deux crises à la fois : la sécheresse et la pandémie. Le fellah suffoque déjà. Si laid est annulé c’est l’arrêt cardiaque de l’activité. De nombreux éleveurs sont débiteurs à cause de la faible commercialisation lors de laid 2019. Ils ont hérité de pertes qui se rajoutent à celles de cette année et qui risquent fort de se répercuter sur 2021. L’Etat doit intervenir », martèle-t-il.

 

Des pistes de sauvetage

 Et les Citoyens dont le pouvoir d’achat a été profondément éprouvé par la crise dans cette équation ? « Nous rassurons  les citoyens : Les prix des moutons seront très à la portée. Aucun risque de prix hors de portée, tout au contraire les éleveurs ont besoin de liquider leur production et sont très sensible à la situation critique du citoyen au lendemain de l’Etat d’urgence », argumente Kessab et Morad. Pour ceux qui cherchent la très bonne qualité, ils peuvent acheter un mouton coutant de 2000 à 2700 dhs. « Pour les petites  bourses, laid pourra être fêté correctement à 1500 dhs », assure Morad.

 

Menant une réflexion sur le sujet, les éleveurs réclament une intervention de l’Etat « pour trouver une solution et soutenir les citoyens fragilisés économiquement par des aides spéciales », suggère le président de la fédération des éleveurs de Benslimane. Une manière indirecte pour booster le pouvoir d’achat et sauver les recettes des éleveurs. La fédération réclame également des subventions adaptées au profit des éleveurs pour réduire encore plus le prix de vente du cheptel  et alléger la charge sur les foyers. « Nous pensons que c’est la meilleure manière pour ménager le budget du citoyen et sauver les éleveurs. Si laid est annulé nous assisterons à une chute vertigineuse des prix du bétail et de la chair ovine… nous craignons le pire !», argumente-t-il.

Une  situation délicate qui est d’autant plus critique car noyée dans brouillard. Les éleveurs déplorent le manque total de visibilité par rapport à laid et à son annulation. « A deux mois de la date fatidique de la fête, nous n’avons encore aucune visibilité ! Le ministère tarde à annoncer la décision et nos actions en sont suspendues. On ne sait pas encore si on doit engraisser les bêtes dédiées à laid ou non, avec tout ce que ça induit comme charges supplémentaires ; qui seront perdues en cas d’annulation de la fête », conclut Kessab.

De son côté, Aziz Akhannouch, ministre de l’Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural, de l’Eau et des Forêts, a révélé fin mai, à la chambre des représentants, les préparatifs de son ministère pour l’Aïd Al Adha, coïncidant cette année avec la crise du coronavirus. « La pandémie du Covid-19 ne nous a pas empêché de fêter Aïd Al Fitr, mais le rituel de l’Aïd Al Adha se veut une question de logistique pour laquelle nous devons bien planifier et s’organiser », explique le ministre en notant que le problème ne se pose pas à l’intérieur des foyers mais au sein des marchés. « Le ministère de l’Intérieur en collaboration avec le ministère de l’Agriculture font le nécessaire pour être au rendez-vous », assurait Akhannouch. Des propos plutôt rassurants pour les éleveurs par rapport au maintien de laid. A suivre !

 


Ce qu"en pensent des citadins

Ces déclarations extraites du micro-trottoi effectué dans le cadre du reportage sont représentatives des avis des Marocains sur le sujet.