Les artisans meurent à petit feu

Les artisans marocains sont dans une situation inextricable. La crise actuelle est pour eux la goutte qui fait déborder un vase qui était déjà très rempli. Beaucoup résistent, mais certains ont opté pour le suicide comme porte de sortie. Récit d’un calvaire.

Mounia Kabiri Kettani

Ils sont en arrêt depuis 7 mois, surendettés, ne peuvent plus payer leurs factures (loyer, eau, électricité…) et sont donc dans l’incapacité de subvenir aux besoins de leurs familles. Certains sont mis en demeure et poursuivis par leurs créanciers. Et la plupart sont en mode survie.

Suicides en série

La situation est la même pour 90% des artisans au Maroc. Mais, l’histoire de certains a viré en un fait divers. Tel que le cas de cet artisan quadragénaire qui n’a pas payé son loyer depuis le mois de mars. Et son carnet de crédits auprès de l’épicier du coin était bien rempli. La bonbonne de gaz était vide. Et pas un sou pour la remplacer. Mettre fin à ces jours lui apparait, alors comme un répit, un soulagement. Et il n’est pas le seul. D’après Abdelaziz Chajia, secrétaire général du syndicat national des professionnels de l’artisanat marocaine, le secteur a enregistré 15 suicides depuis mars au niveau national, dont 6, le mois dernier dans la région de Souss Massa. Pour les proches, la famille,  c’est toujours une blessure très vive et une remise en question de ce que l’on n’a pas fait et qu’on aurait dû faire pour éviter ça. Au-delà de la sphère familiale, les amis que nous avons sollicités sont également bouleversés.

Ni CNSS ni RAMED

«Je n’aurais jamais pensé qu’une crise de cette ampleur allait nous priver de notre gagne-pain. Je puise actuellement dans mes économies et mon capital pour subvenir aux besoins de ma famille et payer mes apprentis », nous confie cet artisan gérant d’un atelier de fabrication de produits en cuivre à Fès ajoutant que « les bailleurs des locaux commerciaux n’éprouvent aucune compassion à l’égard des professionnels et ne cessent de réclamer leurs loyers. En gros, la crise sanitaire actuelle a mis à rude épreuve le secteur de l’artisanat, un secteur qui, selon les chiffres officiels, emploie 2,4 millions d’artisans, contribue à hauteur de 7% au PIB national et réalise 800 MDH de chiffre d’affaires à l’export (chiffre 2019). Néanmoins, malgré leur poids dans l’économie marocaine, «les artisans évoluent dans l’informel, sans CNSS ni RAMED. Et avec la crise, ils  se sont retrouvés paralysés et dans une précarité absolue », note Abdelaziz Chajia.

Paralysie totale

Pour mesurer l’impact de la crise, le ministère a lancé une enquête téléphonique nationale réalisée auprès d’un échantillon de 1.000 artisans, toutes activités confondues en 3 vagues durant et post Covid. Les résultats ont montré une chute de 79% de ventes, la fermeture des espaces de production et de commercialisation, la fermeture des salons et foires commerciales, l’annulation des commandes nationales et étrangères et enfin l’arrêt des exportations et des importations de matières premières. Autres chiffres alarmants : 85% des artisans ont été en arrêt total d’activité avec 71% de la production paralysée, et 57% des artisans incapables de payer leurs charges (loyer …). Côté  soutien mis en place par le CVE ce sont 52% des professionnels qui ont pu en bénéficier (60% avec Ramed et 33% sans). 48% par contre n’ont pas bénéficié de l’aide étatique.

Les banques pointées du doigt

«En ces temps difficiles, beaucoup d’artisans se sont tournés vers les banques pour limiter leurs pertes, payer leurs charges et pouvoir redémarrer leurs activités. Mais en vain », souligne Moulay Ali Ifzi, sculpteur de pierre et trésorier du syndicat national des professionnels de l’artisanat marocaine. Il ajoute que «les banques refusent de sauver le secteur de l’artisanat et exige des conditions draconiennes pour des professionnels qui réalisent la majorité de leurs transactions quotidiennes en espèces ». Solution ? «Nous sommes dans une conjoncture exceptionnelle qui requiert des mesures exceptionnelles, et les banques sont appelées à nous soutenir en nous accordant des prêts qui soient garantis par l’Etat. C’est le seul moyen, pour nous, de relancer nos activités. L’Etat doit nous soutenir comme elle l’a fait pour le secteur du tourisme et d’hôtellerie. Chaque année, un budget conséquent est alloué au secteur de l’artisanat. Mais il faut savoir, que nous artisans, on n’en bénéficie pas », s’insurge Abdelaziz Chajia.  De son côté Moulay Ali Ifzi évoque l’urgence d’établir un programme visant à promouvoir davantage le commerce électronique, ce qui permettra, aux artisans de vendre plus facilement leurs produits.

Manque de visibilité

Pour répondre aux attentes, le ministère a fait adopter, le 30 juin dernier, un projet de loi relatif à l’exercice des activités de l’artisanat qui permettra de structurer le secteur grâce à la généralisation de la couverture sociale et médicale obligatoire ainsi que la création d’un registre national de l’artisanat. La loi 50-17 prévoit également d’instituer des ordres de métiers qui auront un rôle d’interlocuteurs professionnels vis-à-vis des autorités locales, régionales ou nationales. L’objectif étant de définir les activités artisanales et déterminer les acteurs en activité dans le secteur, afin d’augmenter le ciblage des programmes de développement socio-économique à travers un appui technique, la promotion des produits, la formation et formation continue, la couverture sociale…Selon Chajia, cette loi va certes repositionner le secteur et assurer une vraie représentativité des acteurs au sein des différents organismes professionnels, mais rien de concret pour le moment. Il faut dire aussi, que les artisans manquent de visibilité sur la mise en œuvre de cette loi et l’avenir d’un secteur qui englobe plus de 185 métiers.

Dans l’espoir de faire bouger les choses, et faire entendre leurs voix, les artisans de Souss Massa ont organisé le 3  septembre courant une manifestation  « d’avertissement », comme la surnomme le secrétaire général du syndicat national des professionnels de l’artisanat marocaine. Plus de 100 artisans se sont déplacés de différentes provinces de la région pour exprimer leur détresse. D’autres manifestations suivront dans les autres régions du Royaume dans les jours qui viennent avant de passer à d’autres formes de protestation.