Raphaël Devico ou la passion de transmettre « Le dialogue seul nous élève »

A l’occasion de la sortie de son deuxième ouvrage « De Jérusalem à Fès, un nom », l’auteur de « Juifs du Maroc : des racines et des ailes » immortalise son message en faveur de la mémoire, de la pluralité et du dialogue des cultures. Rencontre.

 

Raphaël Devico, né à Fès en 1941, reste viscéralement attaché à sa ville et son Maroc natal. Militant pour l’indépendance du Maroc aux côtés de feu Joseph Lévy, expert-comptable de formation, son nom est étroitement associé à l’agro-industrie nationale, dont les Devico figurent parmi les pionniers. Membre actif de la communauté israélite marocaine, mécène de la scène culturelle, Raphaël Devico se consacre aujourd’hui à la recherche et à l’écriture, guidé par sa passion pour l’histoire du Maroc en général et du judaïsme marocain en particulier.

 

Votre 2e opus s’intéresse aux noms patronymiques et aux origines de la communauté juive de Fès. Pourquoi ce focus sur les noms de famille ?

 

 

Dans la culture juive, le nom tient une place primordiale. Ainsi, c’est le jour de sa circoncision (brit-mila en hébreu, signe physique de l’alliance avec Dieu), huit jours après sa naissance, que le nouveau-né mâle reçoit son prénom hébraïque (généralement celui d’un aïeul).

Le nom de famille est quant à lui un indicateur précieux de la filiation mais aussi de l’histoire et de l’origine géographique et socio-culturelle de chaque lignée. Il existe une liste de noms de familles fassis très éloquente à ce sujet. Etablie par Jacob Abensour, président du tribunal rabbinique de Fès (1673-1753) dans la première moitié du 18ème siècle, on y trouve des noms toponymiques, comme Devico, Marciano de Murcie, Tolédano ou Azuelos. D’autres noms sont des surnoms devenus des patronymes comme Bahlul (le simple d’esprit en berbère) ou Abitbol (de tambour en darija). Beaucoup de noms de famille sépharades évoquent des métiers tels Anidjar (le menuisier), Assabbagh (le teinturier), Assayagh (l’orfèvre) ou encore Verdugo (le bourreau en castillan) ou Cohen (anciens descendants du grand prêtre Aharon- frère de Moïse-et anciens serviteurs du Temple de Jérusalem). Lorsque des Kohen, censés veiller à la pureté de leur caste, violent la loi biblique, ils sont dans l’obligation d’abandonner leur nom et de prendre un autre patronyme. Ainsi, les Kessous, de Fès, par exemple, sont d’anciens Kohen.

 

Vous racontez que l’idée d’immortaliser la saga du nom Devico est née en 1967 à Fès. Qu’avait de particulier cette année pour vous ?

 

Au Maroc, le mariage est une institution de droit religieux. C’est aussi un contrat, la Ketubah, qui contient un certain nombre de dispositions qui protègent notamment les intérêts financiers de la femme.

Pour établir ce contrat, le scribe ou le rabbin doit connaître l’état civil du marié et de la mariée. Lorsque l’un des époux ou les deux conjoints sont natifs d’une autre ville que celle choisie pour célébrer le mariage, ils doivent fournir la preuve de leur identité et une attestation délivrée par le rabbin de la ville, certifiant qu’ils sont célibataires ou libérés d’une précédente union maritale.

Du fait que les autorités avaient déclaré la suspension des fêtes, suite à la Guerre des Six jours de juin 1967, mon épouse (native de Fès mais résidente à Casablanca) et moi-même avons décidé de faire établir notre contrat de mariage par les autorités rabbiniques de la ville de Casablanca. Je me suis donc adressé au rabbin-juge de la ville pour obtenir un certificat de célibat. Feu le rabbin de Fès Yedidyah Monsénégo a alors usé de son influence pour que la signature de la Ketubah et les kidouchim (remise de la bague à la jeune mariée) aient lieu à Fès et non à Casablanca, comme je le prévoyais en accord avec ma future épouse. Feu Rav Monsénégo argua que compte tenu de nos origines communes, le mariage devait être célébré à Fès.

 

Les Devico sont les premiers agro-industriels marocains à avoir introduit la fraise au Maroc.

Paradis terrestre dont la vue seule réjouit comme dit le poète, c’est également la ville des futurs imams et cadis qui viennent s’y initier à la théologie et au droit. Fès est enfin la cité de l’art dans ses multiples visages. Les Juifs fassis demeurent à cet égard  de jaloux gardiens de la musique andalouse et de ses traditions séculaires depuis plusieurs siècles. Fès a ainsi produit des paytan (chantres synagogaux) de grand mérite. Au cœur de son mellah, les amateurs de musique judéo-andalouse se réunissaient pour des veillées après minuit le vendredi soir, durant la période de six mois qui sépare Soukkot de la fête de Pessah.

 

Êtes-vous nostalgique de cette époque ? 

 

La nostalgie est un sentiment de regret des temps ou des lieux disparus. C’est aussi un sentiment complexe où se mêlent mélancolie et espoir. Dans la pensée juive, et je pense qu’il en est de même dans la pensée musulmane, le concept du temps n’est pas celui d’un flux à sens unique. Le temps est un processus dans lequel le passé, le présent et le futur sont liés entre eux. Ces mouvements s’imbriquent, l’un vers l’avant et l’autre vers l’arrière.  Suis-je nostalgique de cette époque du passé ? Je dirai oui mais avec beaucoup de réserve, car si je peux en regretter l’ambiance singulière et plurielle du fait notamment de l’importance durant les siècles derniers de la communauté juive dans le tissu socio-culturel marocain, je n’en regrette ni la misère ni les difficultés de la vie. En conclusion, je ne dirai pas, comme on le dit en arabe parlé : « Ya hesra âla dik lyam ! ».

 

A qui s’adresse cet ouvrage ?  Et quelle est son ambition ?

 

Cet ouvrage s’adresse aux Marocains en général et à ceux originaires de Fès en particulier. J’espère que cette publication contribuera à combler le vide laissé par les livres scolaires de notre pays, ces derniers ayant fait l’impasse sur cette partie intégrante de l’histoire du Maroc. Il existe par conséquent beaucoup d’ignorance et de méconnaissance autour de cette riche et vaste thématique qu’est le judaïsme marocain, ses racines, ses apports, son évolution et l’importance de la préservation de ce patrimoine millénaire. Pour remédier à cette situation, il faudrait que les manuels scolaires d’histoire intègrent ce chapitre important de l’histoire marocaine dans leur programme pédagogique.

Je suis convaincu en effet que les nouvelles générations ont le droit, sinon le devoir, de connaître cette composante de l’histoire et de l’identité culturelle marocaines. Certains jeunes n’ont jamais entendu parler de la composante israélite marocaine, si ce n’est à travers les médias. En Israël, les citoyens d’origine marocaine représentent plus d’un million de personnes et il est possible d’apprendre l’arabe dialectal marocain dans de très nombreuses universités.

Le nombre total des citoyens d’origine hébraïque marocaine serait de l’ordre d’un million cinq cent mille âmes à travers la diaspora.

De Jérusalem à Fès, un nom…

Saga millénaire d’un patronyme judéo-marocain

 

 

Les Devico, issus de la lignée du roi David, sont les descendants de juifs andalous venus  s’installer à Fès bien avant la chute de Grenade en 1492.

Par le biais d’un portait fouillé des rites, coutumes et métiers des Juifs de Fès à travers les siècles, émaillé d’anecdotes émouvantes tirées de son histoire familiale, Raphaël Devico nous montre dans ce deuxième ouvrage comment Israélites et Musulmans, arabes comme berbères, ont transcendé leurs différences et surmonté les épisodes tragiques pour bâtir « un savoir-faire et un savoir-vivre ensemble » trois fois millénaires, uniques dans le monde.

Ce nouvel essai s’inscrit dans un devoir de mémoire et de transmission porté par l’auteur devant la disparition progressive des communautés juives du monde musulman.

Un ouvrage incontournable et salutaire à l’heure des crispations identitaires et des radicalités destructrices, mais également un livre d’espoir qui cadre avec l’actualité internationale.