« Nous ne sommes pas l’Egypte ! »
Mireille DUTEIL

Propos recueillis par Mireille Duteil

Béji Caïd Essebsi, 2e Premier ministre du gouvernement provisoire tunisien nommé après le départ de Ben Ali.

Fondateur du parti d’opposition Nidaa Tounes, en 2012, Béji CaÏd Ebsessi, 87 ans, a été

le deuxième Premier ministre du gouvernement provisoire nommé après le départ

de Ben Ali. Avocat de formation, il a consacré

sa vie à la politique et occupé plusieurs ministères sous Habib Bourguiba (Intérieur, Défense, Affaires étrangères). Pour L’Observateur du Maroc,

il explique la situation tunisienne.

L’Observateur du Maroc. La « feuille de route » signée entre le gouvernement islamiste et 20 partis d’opposition en octobre prévoyait la démission du gouvernement Ennahda et la nomination d’un gouvernement d’union nationale. Le dialogue est suspendu. Voyez-vous une issue à ce blocage ?

Béji Caïd Essebsi. La « feuille de route » a été la proposition d’un quartet d’organisations indépendantes regroupant les deux centrales syndicales (patronale et ouvrière), l’ordre des avocats et l’association des droits de l’homme. L’objectif était de faire dialoguer tous les partis de l’Assemblée constituante pour trouver une solution à la crise. Les partis se sont réunis, mais beaucoup n’ont pas de culture du dialogue, leurs vues sont différentes. Ils ont proposé quatre noms de personnalités pour devenir Premier ministre et ils n’ont pu s’entendre sur un nom. Nous en sommes là. Le dialogue est suspendu.

Il existe bien une date butoir, le 14 décembre ? Que va-t-il se passer ensuite ?

Il faut débloquer la situation. Avec mon parti, Nidaa Tounes, nous allons présenter une nouvelle candidature de consensus en espérant que chacun va faire un effort. D’autant plus que désigner un nouveau Premier ministre n’est pas une solution définitive. Il s’agit d’assurer une transition et de nommer un gouvernement d’union nationale chargé d’organiser des élections.

Le problème est que de nombreux députés sont opposés au dialogue au sein de l’actuelle Assemblée constituante. Ils doivent pourtant s’entendre sur un nom et le président doit approuver le nom de ce futur Premier ministre. Or jusqu’alors, Moncef Marzouki a refusé de donner son accord. Mais je crois qu’on va trouver un candidat. Ce ne sera que le début de la solution.

Pourquoi semblez-vous si optimiste ?

Je fais partie de l’école qui croît à la politique des étapes. Si on s’entend sur le nom d’une personnalité, ce sera plus difficile ensuite pour les députés de bloquer chaque nouvelle étape.

Serez-vous ce candidat introuvable ?

Ah non, pas moi (en riant).

Les responsables d’Ennahda ont beaucoup traîné les pieds au début, est-ce la cause principale du blocage ?

Ils ont traîné les pieds, mais si Ennahda pense rester en place au gouvernement, ce sera très mauvais pour eux. La situation financière du pays est mauvaise, fin décembre, la Tunisie risque d’être en cessation de paiement. Les agences de notation ont donné une très mauvaise note à la Tunisie. Il est mieux pour Ennahda de quitter le gouvernement car les Tunisiens les rendent responsables de la situation actuelle et ce sera encore pire ensuite.

La nouvelle constitution aurait dû être votée en octobre 2012. Là aussi, il y a blocage…

Il y a maintenant un consensus pour aboutir à un texte. Lorsque les partis se sont réunis, on a vu qu’il n’y avait plus de problème entre eux. L’Assemblée constituante doit se réunir et les députés qui l’ont quitté doivent revenir siéger.

Les Etats-Unis semblent soucieux de voir un « Printemps arabe » réussir et souhaitent la participation d’un parti islamiste. Qu’en pensez-vous ?

Il n’y a pas que les Etats-Unis qui veulent le succès des « printemps arabes ». Pour moi, il n’y a pas de « printemps arabes », il y a un début de « Printemps tunisien » et si celui-ci se confirme, il peut donner naissance à des « Printemps arabes ». Dans les faits, les chefs d’Etat autoritaires ont disparu en Tunisie, en Egypte, en Libye. Maintenant, il reste à mettre en place des gouvernances démocratiques, c’est le plus difficile. Cela demande divers ingrédients qui existent en Tunisie mais pas partout. Il faut un enseignement généralisé, il existe en Tunisie depuis 50 ans ; les droits des femmes, les Tunisiennes ont l’égalité depuis 50 ans aussi et l’émergence d’une large classe moyenne. Saint Augustin disait : « il faut un minimum de bien-être pour être vertueux », mais il faut aussi que nos amis nous soutiennent. Ils l’ont promis. Si nous obtenons un soutien financier et économique, massif, nous pourrons réussir.

Les Etats-Unis ne sont-ils pas les plus soucieux à penser que les islamistes doivent participer au pouvoir ?

Auparavant, je considérais qu’Ennahda était un parti modéré. Depuis qu’ils sont arrivés au pouvoir, j’ai vu que c’était faux. Mais lorsqu’ils vont y participer dans un cadre pluraliste, ils seront modérés par la force des choses.

Si le blocage persistait, n’y aurait-il pas un risque de voir l’armée intervenir pour mettre tout le monde d’accord ?

Non. Notre armée est républicaine, elle est hors de cause, elle a toujours été soumise au pouvoir civil et agit dans la légalité. Nous ne sommes pas l’Egypte !

L’armée tunisienne a-t-elle les moyens de venir à bout d’Ansar el-Charia ?

L’armée s’est beaucoup améliorée. Elle se comporte mieux, mais ce n’est pas suffisant. Dans cette lutte contre le terrorisme, il faut que nous passions des accords avec nos voisins.

L’Algérie vous aide-t-elle ? Elle semble inquiète de la situation ?

Elle est partie prenante de cette lutte contre le terrorisme. Nous avons une frontière commune et elle est consciente de la situation. Il y a une bonne coopération entre nous.

On dit que l’Algérie vous a proposé de sécuriser la frontière et de vous laisser vous occuper de l’intérieur de la Tunisie?

C’est vrai, Alger surveille la frontière et attend que la Tunisie soit efficace chez elle. Certains groupes réussissent à traverser, mais l’Algérie est très diligente, elle a déployé un dispositif sécuritaire sur la frontière. Récemment, les Algériens ont arrêté cinq personnes, dont des Libyens, des Tunisiens, des Maliens, une véritable organisation internationale. Ils viennent de Libye où la situation n’est pas stabilisée.

Est-il possible de faire travailler ensemble islamistes et laïques, au sein de la société tunisienne ?

Nous voulons débloquer la situation et je fais le go-between entre les deux pour y réussir. Pour l’avenir, ce sont les élections qui devront départager les différentes opinions.

Les deux Tunisie semblent irréconciliables ?

Il n’existe qu’une seule Tunisie, avec un seul modèle de société. Il y a des tentatives pour modifier ce modèle de société, mais elles n’ont pas réussi. La société tunisienne bloque les changements. Il nous faut trouver un modèle qui puisse permettre à tous de vivre ensemble