Santé, un business comme les autres ?

Polémique La santé des citoyens est-elle devenue une affaire comme toute autre affaire ? C’est la question qui se pose depuis l’annonce de l’ouverture des capitaux des cliniques privées aux investisseurs. Le ministre a déjà déposé le projet de loi au SGG pour commentaires. Les détracteurs du projet ne comptent pas se laisser faire.

Après plus d'un an de gestation et surtout de contestations, le ministre de la santé veut aller jusqu’au bout. Malgré ce tollé, il a fini par déposer le projet de loi n°131-13 relative à l’exercice de la médecine pour commentaires au Secrétariat général du gouvernement (SGG). Ce projet de texte dont l’une des mesures principales est l’ouverture des capitaux des cliniques aux investisseurs privés a suscité la colère de nombreux médecins. Et pour cause ! La future loi prévoit qu’une clinique peut appartenir à

« une société de non-médecins ou de médecins et de non médecins » ou encore à une personne morale de droit privé ayant un but non lucratif (art 58). La réforme est d'autant plus urgente que les cliniques souffrent de nombreux problèmes. « Malheureusement, ce secteur échappait totalement au ministère de la santé. Il y a un grand déficit en matière de gestion dans les cliniques », argumente Louardi. Les révélations faites par le ministre sont pour le moins alarmantes : « Dans la situation actuelle, beaucoup de cliniques au Maroc ont déjà un capital qui n'appartient pas aux médecins mais à des investisseurs qui ne sont pas de la profession », constate le ministre.

Il n'existe pas de chiffres précis à ce sujet, mais rien qu'à Casablanca, une dizaine de cliniques sont concernées. Une situation totalement illégale. En fait, la loi 10-94 relative à l'exercice de la médecine parle de fondateur de clinique et non de médecin fondateur. Par contre, en 1997, le gouvernement a introduit cette spécification dans le décret d'application. Mieux encore, selon le dahir des obligations et contrats (DOC), aucune clinique ne peut être une entreprise commerciale sous forme de SA ou de SARL. Pourtant « plus de 80% des cliniques sont des SA ou SARL, donc hors la loi», révèle le ministre de la Santé. Donc pour lui la nouvelle loi ne va que formaliser la pratique. « La responsabilité incombe à l’Etat. Certes il y a des cliniques avec des appellations commerciales mais elles ne sont pas gérées de manière commerciale. Maintenant au lieu d’officialiser ce caractère et mettre la santé entre les mains de partenaires économiques, il faut mettre fin aux aberrations et sévir. C’est plus logique », tranche Mohamed Benaguida, président de l’Association nationale des cliniques privées (ANCP).

Non à la commercialisation de la santé

« Le projet du ministre risque d’ouvrir la voie à la ‘commercialisation’ de la santé des citoyens », proteste Mohamed Naciri Bennani, président du Syndicat national des médecins du secteur libéral (SNMSL). Mostafa Chanaoui, secrétaire général du Syndicat national de la santé affilié à la CDT, va encore plus loin. D’après lui, il s’agit ici d’une manœuvre de la part du ministère en vue de ne pas assumer sa responsabilité de garant de la santé publique. D’ailleurs El Houssaine Louardi prend à son compte cet argument en avançant qu’il est utopique de prétendre que le secteur public est capable de résoudre, seul ; tous les problèmes de la santé au Maroc. Le ministre de la Santé ne se voile plus la face, précisant que la libéralisation des investissements pour la création des cliniques et polycliniques au Maroc s’inscrit en droite ligne dans la vision de son département. Il ajoute que l’amélioration de la situation du secteur de la santé est tributaire en dernier ressort du degré de renforcement du partenariat entre les secteurs public et privé. « Le secteur de la santé a besoin d’une stratégie nationale à l’instar des autres secteurs clés de l’économie. Les vrais problèmes de la santé chez nous viennent de là : le ministère ne s’accapare pas plus de 5% du budget de l’État, alors que l’OMS recommande 10%, nous avons une réelle pénurie des ressources humaines et une couverture médicale très limitée », souligne Mostafa Chanaoui. En effet, seuls le 1/3 de la population marocaine dispose d’une couverture médicale. Et Sur un total de dépenses de 47 milliards de dirhams, 53,6% dépenses de santé sont supportées par les citoyens. Ceci constitue un handicap majeur pour l’accès aux soins et aux services de santé.

« L’Etat ne fait rien pour diminuer ce montant jugé exorbitant si l’on compare avec d’autres pays ayant une économie similaire. Est-ce que l’ouverture des capitaux va résoudre ce problème ? », se demande Chanaoui. Naciri Bennani abonde dans le même sens en affirmant qu’au Maroc le privé reste la référence en matière de soins puisque 80% du plateau médical marocain existe dans le privé. « On parle du RAMED. L’idée en soi est bonne mais c’est un véritable poisson d’avril. L’afflux est plus important et l’infrastructure est toujours la même. Nous avons demandé au ministère de permettre aux patients d’accéder aux soins chez le privé pour alléger l’hôpital, au même prix que la santé public, mais le ministère a refusé », nous confie Benani. Autres point snoirs soulevés : celui de la pénurie des médecins Maroc : On compte 1 médecin par 1650 habitants ! « La fuite des cerveaux est pour beaucoup dans cette pénurie », commente Bennani. « Nous avons été poussé vers le privé à la fin de nos études. L’Etat n’a pas de postes budgétaires pour faire engager les nouveaux médecins. Aller vers le privé c’est prendre des crédits, payer des taxes au moment où on n’a même pas nous-mêmes de couverture médicale, de CNSS ou même de retraite. Donc bon nombre de médecins, presque 8.500 ont choisi de partir ailleurs pour assurer leur avenir. Normal qu’il y ait une pénurie ».

L’investissement du privé induira le surenchérissement des prix

Ouvrir le capital va-t-il remettre enfin le secteur de la santé sur les rails ? Selon le ministre, la libéralisation de l’investissement en matière de médecine privée devra se traduire par l’ouverture de polycliniques et cliniques dans les régions qui en sont dépourvues, la création de nouvelles opportunités d’emploi et la cessation de certaines pratiques frauduleuses (chèque blanc, paiement au noir, etc.) Il s’agit donc pour le ministère, à en croire Louardi de créer des services de proximité pour éviter, au du moins réduire, les longs déplacements des citoyens qui cherchent à se soigner. Un plaidoyer qui ne semble pas tenir la route de l’avis des professionnels contactés pas L’Observateur du Maroc. « Un investisseur n’est pas dupe. Quand il met son argent dans une entreprise, il s’attend forcément à un retour sur investissement. Il va donc effectuer une étude du marché et s’installer sur la zone la plus rentable. La loi de la concurrence pourra certes créer un amortissement, mais je peux vous assurer que les tarifs seront bien plus importants que ce qu’ils sont actuellement », assure Mohamed Benaguida. Bennani tire aussi la sonnette d’alarme : « En tant que professionnel, cela m’arrange de gagner plus en travaillant moins. Mais qui va payer ? Le citoyen. Augmenter les tarifs, va dissuader les citoyens à accéder aux soins. De plus, les cotisations vont augmenter. Déjà la CNOPS est passé de 5 à 8%. Si les cotisations ne changent pas, les caisses auront du mal à s’en sortir et la situation va encore empirer ». Par rapport à l’argument du ministre d’encourager l’investissent dans zones enclavées, Bennani se montre tranchant : « D’après nos informations, les privés qui veulent investir aujourd’hui sont intéressés par le rachat de certaines cliniques dans la région de Casablanca, Rabat ou encore Marrakech et non pas des entités situées dans des zones rurales comme le prétend le ministre ». La solution, selon lui, serait d’accompagner les médecins pour les inciter à investir dans le secteur de la santé, et ce, en les exonérant de toutes les taxes et impôts et en leur proposant des crédits à des taux préférentiels, comme c’est le cas de l’hôpital Cheikh Zaid, quitte à leur imposer d’investir dans des zones enclavées. « Nous sommes prêts à signer un cahier de charges pour fixer les prix et honoraires », avance-t-il.

Dans son projet, le ministère de la Santé tente de rassurer en prévoyant un certain nombre de garde-fous. Il s’agit notamment de garanties concernant la fixation des honoraires, des conventions fixant les modalités de travail du médecin dans la clinique ou encore de la mise en place de comités gérés exclusivement par les médecins. Il s’agit notamment du comité d’éthique et du comité médical d’établissement qui se chargeront du respect de la déontologie, de la politique de recrutement, ainsi que de l’augmentation ou la réduction des activités de la clinique.

« Insuffisant !», selon les détracteurs du projet, qui soulignent à l’unisson que la pratique s’éloigne souvent de la réalité.