L’historien Bernard Lugan : « L’Algérie est un bateau ivre »

L’africaniste Bernad Lugan est un fin connaisseur de l’Afrique. D’ailleurs, c’est dans ce continent, au sein de l’université nationale rwandaise, que cet historien a débuté sa carrière d’enseignant avant de la poursuivre en France dans les plus prestigieuses universités, grandes écoles et instituts du pays. Auteur prolixe, il a notamment écrit de monumentaux ouvrages sur l’histoire de l’Afrique et sur chacun des pays de sa partie nord. Il a aussi écrit, entre autres, « Les Guerres d’Afrique - des origines à nos jours », « Printemps arabe : Histoire d’une tragique illusion »... Connu par ses tonitruantes sorties contre la «doxa», c’est avec son franc parler habituel que l’auteur de l’« Algérie, l’histoire à l’endroit » répond aux questions de L’Observateur du Maroc sur le pays que dirige le président Tebboune…ou peut-être le général Chengriha.

 

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Quel regard porte l’éminent historien et géo-politicien que vous êtes à la situation politique actuelle en Algérie ?

Bernard Lugan : En Algérie, le « Système » a été sauvé in-extremis par le covid-19 qui a mis un terme aux immenses manifestations du Hirak, mais la crise est toujours là. Après plus d’un an de « hirak », le « Système » algérien a finalement triomphé de la rue…dans l’attente de l’avenir qui  dira si cette victoire ne fut que provisoire. Cela s’est fait en six étapes. La première quand la Constitution a été maintenue, il n’y a donc pas eu d’élections constituantes, principale revendication politique des manifestants.

La deuxième : après une période de règlements de comptes entre les clans militaires l’unité de l’armée a été préservée, du moins en façade.

La troisième : Les appels à la grève générale ont échoué, y compris dans le monde de l’éducation.

La quatrième : Alors que la rue affirmait que l’élection présidentielle ne pourrait se tenir, elle s’est déroulée et elle a permis d’élire un président, certes très mal élu, mais légitime.

La cinquième : L’armée n’est plus officiellement sur le devant de la scène alors que, plus que jamais, elle est maîtresse du jeu.

Et enfin, la sixième, l’Algérie sort de son long silence diplomatique et elle réapparaît peu à peu dans les dossiers brûlants de la Libye et du Sahel… grâce au retour des hommes du DRS qui sont ce qu’ils sont, mais qui sont des professionnels.

Qui gouverne l’Algérie aujourd’hui ?

Les mêmes… Le contexte politique de la fin de l’année 2020 fait penser aux derniers temps de la période Bouteflika. En réalité, depuis 2013, date du premier AVC de ce dernier, l’Algérie est un bateau ivre. Quant à l’« Algérie nouvelle » qui avait été annoncée par le président Tebboune, elle est rapidement apparue pour ce qu’elle est, à savoir le prolongement gérontocratique de l’Algérie de Bouteflika, ce que j’ai appelé le « chibanisme algérien ». En effet, les trois gérontes qui gèrent le « Système » semblent tous les trois arriver au terme de leur « horloge biologique ». Fin 2020, âgé de 75 ans, le président Tebboune était hospitalisé en Allemagne, pendant que le général Chengriha, chef d’état-major âgé de 77 ans l’était en Suisse. Quant à Salah Goudjil, le président par intérim du Sénat, l’homme qui devrait assumer la période transitoire en cas de disparition du président, il a 89 ans et, lui aussi est malade.

Auriez-vous des éléments de réponse à cette grande question que se posent les Algériens eux-mêmes : où va l’Algérie ?

L’année 2021 risque d’être une période de fin de règne. Comme c’est l’armée qui tient le pays, je vois trois grandes hypothèses la concernant.

Soit les clans de janissaires s’entre-égorgent afin de s’emparer des restes du pouvoir, avec en arrière-plan le retour en force et inattendu de l’ancien DRS.

Soit, « discrètement » un clan l’emporte sur l’autre, en « douceur ».

Soit, face au danger existentiel, le « système » serre les rangs et le haut état-major établit un modus vivendi entre ses clans, donc un nouveau partage des prébendes, pour pouvoir affronter la crise et la rue en étant uni.

En effet, l’effondrement du prix du pétrole, la situation sociale catastrophique et le chômage abyssal font que la jeunesse qui est sans espoir est ancrée dans une culture de survie avec pour seul horizon l’émigration vers l’Europe. Avec aussi des risques de guerre civile car, sans parler des islamistes qui sont en embuscade, les immenses manifestations du hirak ont caché une réalité qui est que des foules, elles aussi immenses, ont assisté aux obsèques du général Gaïd Salah. Force est de reconnaître donc que la rue n’appartient pas aux seuls « hirakiens » et qu’il y a deux peuples en Algérie. L’un conteste le « Système » quand l’autre le soutient…Parce qu’il en vit… Ce qui pose un vrai problème au président Tebboune. La crise économique algérienne est en effet telle que, s’il prend des mesures pour la régler, il va devoir trancher dans l’économie d’assistance et de clientèle, et il s’aliènera alors le peuple « légitimiste »…

Le naufrage économique qui s’annonce est simple à comprendre : les hydrocarbures fournissent, bon an mal an, entre 95 et 98% des exportations et environ 75% des recettes budgétaires de l’Algérie. Or, en raison de l’épuisement des nappes, la production algérienne de pétrole est en baisse constante. Quant à celle du gaz, elle risque de devenir problématique. Dans ces conditions, comment le pays pourrait-il satisfaire les besoins élémentaires de sa population qui a un taux d’accroissement annuel de 2,15% et un excédent de quasiment 900.000 habitants chaque année ? 

Le pays ne produisant pas de quoi les habiller, les soigner et les équiper, il doit donc tout acheter à l’étranger. L’agriculture et ses dérivés ne permettant de satisfaire qu’entre 40 et 50% des besoins alimentaires du pays, le quart des recettes tirées des hydrocarbures sert à l’importation de produits alimentaires de base… L’importation des biens alimentaires et des biens de consommation représente actuellement environ 40% de la facture de tous les achats faits à l’étranger.

La question économique va donc immanquablement faire entrer l’Algérie dans une zone de turbulences car l’Etat risque de ne plus être en mesure d’acheter la paix sociale. Or, perfusé de subventions, le socle légitimiste de la population n’a pas rejoint le « hirak » de crainte de voir triompher une révolution « bourgeoise » qui l’aurait privé des 20% annuels du budget de l’Etat consacrés au soutien à l’habitat, aux familles, aux retraites, à la santé, aux anciens combattants, aux pauvres, aux démunis et à toutes les catégories vulnérables…

Puisque vous venez de citer la Santé, la difficulté qu’éprouve l’Algérie à se procurer le vaccin Sputnik V serait-elle le signe que le pays serait en train d’être lâché même par ses amis historiques russes ?

Je ne sais pas ce qui se passe avec la Russie, mais une chose est sûre, Poutine est un réaliste et son objectif qui est de refaire une grande Russie contient une partie maritime qui est une constante depuis les tsars, à savoir sortir de la Mer Noire. Poutine a réussi la première phase en ayant sauvé la Syrie et sa base de Tartous et en ayant pris pied en Cyrénaïque. Maintenant, il veut ouvrir l’atlantique à sa flotte et il avait pensé pouvoir utiliser la base de Mers-el-Kébir, mais, il y a quelques années, les Algériens ont refusé. Poutine ne l’a pas oublié. Si le Maroc lui offrait la possibilité d’une « ouverture » sur le grand large, il abandonnerait l’Algérie qui n’aurait plus aucun intérêt stratégique pour lui, mais le Maroc est lié aux Etats-Unis qui ne l’accepteraient pas. Le jeu est complexe.

Comment expliquez-vous la rafale de Fake News que ne cesse de tirer le «pouvoir» algérien sur le Maroc via le polisario ?

Toute la question est de savoir si le Polisario est encore utile à l’Algérie…Que peut-elle en obtenir dans le chantage permanent qu’elle exerce envers le Maroc en dehors du prétexte à une guerre qui serait suicidaire ?

Le fond du problème n’est même plus politique, il relève de la géographie. Il suffit de regarder une carte pour le comprendre : l’Algérie est totalement enclavée. Elle a une petite tête qui s’ouvre sur quelques centaines de kilomètres de littoral méditerranéen, donc d’une mer fermée et cette tête est prolongée par un énorme ventre saharien totalement enclavé. A l’Ouest, tout au contraire, le Maroc est totalement ouvert sur le grand large grâce à son immense façade maritime ouverte sur l’Océan, ce qui va lui donner un avantage considérable dans l’avenir. Et cela, les dirigeants algériens ne l’acceptent pas. Une attitude qui repose sur le refus de prise en compte du réel et qui contraint à développer des budgets militaires qui pourraient être employés dans d’autres domaines.

 

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