Génocide sans frontières
Vincent HERVOUET

La justice sans frontières a un nom : « la compétence universelle». Au nom de ce principe déjà mis en œuvre dans plusieurs pays européens, la cour d’Assises de Paris juge pour la première fois d’un crime contre l’humanité commis à l’autre bout du monde. Elle a planté ces tréteaux dans un marécage sans rivages et une forêt aussi sombre que le cœur de l’homme : le génocide rwandais. Elle juge depuis lundi un Rwandais arrêté en France où il trafiquait des faux papiers et qui doit rendre des comptes sur sa part de responsabilité dans le drame de 1994. Vingt ans après, il s’agit de déterminer quel rôle a précisément joué Pascal Simbikangwa dans l’enfer rwandais. A-t-il fourni des machettes aux miliciens qui découpaient leurs voisins ? A-t-il organisé la mise en place de barrages pour piéger les Tutsis ? A-t-il encouragé ses subordonnées à se livrer aux tueries ? Les a-t-il félicités ? A-t-il prêté la main au bain de sang, y a-t-il trempé le bout des doigts ou s’y est-il vautré ? Autant de questions difficiles : le dossier fait 20 tomes mais on n’y trouve aucune preuve. Elles sont au Rwanda. Les victimes aussi, sous terre. Sur le banc des parties civiles, pas de rescapés mais des associations familières de ces enceintes et qui ont fait de l’indignation un métier : Ligue des Droits de l’homme, Survie, Licra, etc. Cela n’aurait aucune importance, s’il s’agissait de refaire le procès du génocide. La cause est entendue. S’il s’agissait d’évaluer la politique africaine de la France au début des années 90 ou de critiquer sa relation avec le régime rwandais, ce serait tout aussi simple car aux yeux de ces ong, l’Exécutif a toujours tort. Par définition, il en fait trop ou pas assez mais il fait mal. Sauf qu’il s’agit de juger un homme, en droit, en tentant de faire surgir la vérité dans le prétoire. En l’absence de preuves matérielles ou de témoignages directs, son sort dépend de l’intime conviction des jurés. Donc, on regarde de près les six jurés qui parlent au nom du peuple français. Et on est saisi d’un doute. Ils ne connaissent rien à l’Afrique. Ils n’y ont jamais mis les pieds. Que peuvent-ils imaginer de la passion des guerres ethniques, de la litanie des pogroms au Rwanda (1959, 1963, 1969, 1972, 1990…), de la spirale des règlements de comptes et des vendettas ? Le procès doit durer un mois et demi. Il faudra au moins cela pour offrir aux jurés des cours de rattrapage. D’histoire, de psychologie des foules, de géopolitique, de stratégie. Ils vont découvrir l’efficacité du terrorisme pour déstabiliser un régime et que pratiqua avec succès le FPR. Que la raison d’état est la seule morale des services de renseignements, ce que n’a pas oublié le Président Kagamé. Que des gouvernements peuvent jouer sciemment la politique du pire chez leurs voisins, ce qui était vrai pour les Ougandais en 1990 et le reste pour les Rwandais au Congo …

L’accusé n’a rien pour lui. Pascal Simbikangwa avait une réputation détestable au pays. On le disait violent et personne ne lui réclamait de comptes car il était du village du Président Habyarimana. Cette proximité lui valait l’impunité. Elle lui vaut désormais tous les soupçons. Il a perdu l’usage de ses jambes dans un accident de la circulation à Kigali. Sa carrière d’officier de gendarmerie en a souffert. Son orgueil aussi. Le militaire a été versé dans la police secrète et il s’est spécialisé dans la manipulation des médias. Il parait qu’il battait les journalistes comme il battait ses employés de ferme. Quel type antipathique ! Un parfait profil de bouc émissaire. Trop peut-être : il a été lavé de l’accusation de génocide car les faux témoins qui prétendaient l’avoir vu au pied d’une colline sanglante et qui s’étaient présentés aux juges d’instruction enquêtant au Rwanda l’ont accablé avec des récits décidément trop contradictoires…

Il ne sert à rien de vouloir édifier les Rwandais avec des procès. Ils savent quoi penser de leur régime, de leur histoire et quelle confiance accordée à la justice de leur pays. La justice expéditive des tribunaux populaires qui ont condamné deux millions de Hutus pour complicité de génocide et qui a constitué une machine efficace pour leur maintenir la tête sous l’eau. Et les cours ordinaires qui justifient sans sourciller les purges permanentes auxquelles se livre Paul Kagamé dans les rangs de ses lieutenants. On l’a entendu se féliciter à haute voix des assassinats de dissidents réfugiés à l’étranger et aucune justice sans frontières n’ira lui demander des comptes sur les ordres donnés aux tueurs qui ont débusqué les « traitres » dans leur exil. Quel rapport avec le génocide dont l’un des pousses-au-crime est jugé à Paris ? Le génocide a été l’apothéose dans le crime de masse d’une guerre civile qui n’est toujours pas terminée puisque les vainqueurs du FPR gouvernent et que des reliquats d’armée hutu continuent de guerroyer aux frontières, ce qui justifie aux yeux de Kigali la sponsorisation du M23 qui a repris ses massacres et la mise sous coupe réglée du Kivu.

Il n’y a pas un régime en Afrique qui ait droit à pareille impunité. Les Ong font profil bas. Les Etats sur les pieds desquels le Rwanda marche, gémissent en silence comme le Congo ou préfèrent fermer les yeux comme l’Afrique du sud. La France elle-même apprécie que le Rwanda envoie quelques centaines d’hommes aguerris à Bangui pour y éviter de nouveaux massacres et Paris fera tout pour éviter que les querelles avec Kigali rebondissent.

Peut-être qu’il peut y avoir des jurés sans frontières comme il y a des médecins sans frontières. Mais tout justiciable le savait déjà : il vaut mieux être condamné par la médecine que par la justice.

Est-ce qu’il y a des jurés sans frontières, comme La justice comme les médecins, les reporters