Sophia Alaoui. « J’ai envie de faire un cinéma populaire et divertissant »
Sophia Alaoui

Agée de 30 ans, la jeune réalisatrice franco-marocaine multi-primée pour son 4e court métrage « Qu’importe si les bêtes meurent » tourné en Amazigh dans le haut Atlas marocain -Meilleur court métrage aux Césars 2021 et Grand Prix du Jury au Sundance Film Festival aux USA-, revient avec nous sur son obsession pour « l’Humain » et partage avec nous son penchant pour le film documentaire ainsi que sa passion pour le cinéma d’auteur et son attirance pour le génie du cinéma sud-coréen.

Vous venez de remporter le Prix du meilleur court métrage aux Césars 2021. Quel est votre sentiment ?

C’est une grande fierté pour moi. C’est la preuve qu’on peut faire des films très locaux au Maroc dans des contrées isolées et en berbère. Cette distinction à l’international prouve que l’on peut faire des films locaux de qualité. J’ai toujours eu l’ambition de faire un cinéma marocain et diversifiant qui puisse toucher aussi un public international. Je n’ai jamais eu ce rêve de faire des films aux Usa ou en France.

Vous avez aussi gagné le Grand Prix du jury à Sundance aux Etats-Unis.

Oui, avant les Césars, il y a eu cette reconnaissance aux USA. C’est un festival prestigieux qui sélectionne et récompense des films d’auteur assez pointus. Et pour moi, c’était très important de faire partie de cette famille de cinéma.



Pourquoi avoir choisi de faire le film en berbère ?

C’était un choix naturel puisqu’au Maroc, les gens parlent Amazigh dans les hautes montagnes de l’Atlas. Et comme je voulais avoir ce côté « réalisme » dans mon film, j’ai opté pour des acteurs non professionnels, pour avoir ce rendu empreint au documentaire. De plus, la question de la langue a beaucoup évolué au Maroc ces dernières années, l’Amazigh est désormais reconnu et ça fait partie de notre patrimoine en tant que Marocains.

Le film évoque le rapport que les gens peuvent avoir avec la foi. Pourquoi cette thématique ?

C’est plus un rapport à la vie qu’à la foi. Et j’avoue que moi-même, lorsque j’étais dans une quête spirituelle et me posais plusieurs questions, je me suis retrouvée dans des schémas hyper rigides de pensée et donc, j’avais envie de questionner ce rapport que peuvent avoir les gens dans une société patriarcale figée et où souvent on ne remet pas en question les choses établies. Il y a au Maroc des dogmes assez forts notamment en termes de religion et ce rapport à la foi m’a beaucoup questionné. En fait, ce n’est pas tant religieux, c’est une façon de penser, cette façon de faire les choses sans réfléchir m’a interpellé. Ce film, c’est donc plus un voyage, une envie et une quête de sens pour moi.

Pourquoi avoir choisi le titre : « Qu’importent si les bêtes meurent » ?

Les bêtes sont associées au travail quotidien de la terre et renvoient donc à quelque chose de nécessaire et de vital pour les bergers. L’idée c’était donc de rejeter tout ce qui vient de la terre et amener un élan vers un ailleurs. C’est cet élan là que j’avais envie de créer dans le film : sortir des questions matérielles et quotidiennes pour prendre du recul et se poser d’autres questions.

Qu’est-ce qui vous a inspiré pour l’idée des extraterrestres dans le film ?

J’étais partie en vacances dans un village au Brésil, non loin de Brasilia, qui prétend recevoir la visite d'esprits venus du monde extraterrestre et où les gens se sentent connectés spirituellement à ces êtres d’une autre planète. Cette façon de voir les choses m’a interpellé et m’a ouvert l’esprit sur l’existence d’une vie extraterrestre, sur ce que signifie « croire » et comment vivre sa vie. L’idée de s’ouvrir au monde, à l’univers, m’a permis de me questionner sur le sens de ma vie. Sans ce voyage-là, je n’aurais pas fait ce film.

Qu'importe si les bêtes meurent 1

Vous avez opté pour des acteurs non professionnels. Pourquoi ?

Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est l’humain et j’avais envie d’être dans la rencontre avec les gens. Lorsque j’ai rencontré mon acteur principal Fouad Oughaou, je me suis rendue compte qu’il était traversé par les mêmes questions que mon personnage, c’était quelqu’un de perdu qui se sentait empêché, étriqué, et comme il se posait les mêmes questions, c’était évident pour moi qu’il joue et incarne son propre rôle. Et c’est pareil pour les autres acteurs du film, et je trouve cela intéressant car ça reflète une forme de réalité.

Fouad Oughaou

Vous vous êtes frottée à plusieurs genres : documentaire, fiction puis le fantastique. Pourquoi ?

« Qu’importe si les bêtes meurent », c’est un mélange de vouloir faire de la fiction tout en empruntant au documentaire ce qui me plaisait. C’est une manière de fabriquer le film qui me plaisait, c’est une flexibilité dans le tournage, un découpage qui est au service de l’acteur, sans aucune rigidité car les acteurs n’avaient jamais lu le scénario. J’avais aussi envie d’écrire mon propre scénario avec une vraie histoire. C’était ce mélange des genres qui m’intéressait et le fantastique dans le film, ce n’est pas autant un désir de forme qui me plaisait. Je n’ai pas eu envie de faire un film fantastique ou de science-fiction, j’avais envie de parler du dogme de la société, d’un rapport à la foi et pour moi, c’était naturel que le fantastique s’immerge dans ce récit.

Vous avez justement un penchant pour le documentaire. Pour quelle raison ?

Ce que j’ai aimé en faisant des documentaires, c’était la rencontre avec les gens, l’humain, et mon court-métrage « Kenza des choux », c’est ce qui m’a permis de faire « Qu’importe si les bêtes meurent », puisque le l’avais réalisé de manière classique et je me suis sentie étouffée dans cette manière de fabriquer un film et j’avoue que le rapport aux comédiens m’avait un peu fatiguée. En fait, je ne voulais faire un film, je voulais raconter des choses, raconter de l’humain, être dans l’empathie. Or, diriger des acteurs peut se révéler des fois comme un cauchemar, puisqu’on se retrouve à gérer des égos, on est loin de l’humain, ce sont des rapports de force inintéressants. Alors que dans le documentaire, on est dans l’humain, il fallait donc trouver un équilibre entre la fiction et le documentaire.

Après avoir été primée à l’international, est ce que c’est important pour vous d’être reconnue dans votre propre pays ?

C’est vrai, nul n’est messie dans son pays. Aujourd’hui, je n’ai pas à me plaindre mais pendant des années, lorsque je travaillais dans des sociétés de production, je me rappelle que j’écrivais des scénarios qu’on ne lisait même pas parce qu’on me considérait nulle de base, vu que j’étais Marocaine. Je pense qu’il y a un mépris au Maroc de soi, on ne considère pas les jeunes talents marocains parce qu’il y a un complexe de soi. Idem, dans le monde de la publicité, on recherche des réalisateurs et des talents étrangers comme si nous n’avions personne chez nous de compétent. Il est temps de reconnaitre les talents locaux et je trouve dommage qu’on ne s’intéresse à moi qu’après avoir gagné un prix à l’étranger.

Est-ce que c’est facile de s’imposer en tant que jeune réalisatrice marocaine dans un milieu très masculin ?

Je pense que c’est de manière globale. En tant que femme qui évolue dans ce domaine, on doit se battre deux fois plus parce que, souvent, on ne nous prend pas au sérieux. Moi, on me demandait à maintes reprises si j’étais une actrice, parce qu’on ne pouvait pas imaginer que je puisse être réalisatrice et exercer du pouvoir. Des fois, lorsqu’il y a des conflits sur un plateau de tournage, on accepte facilement quand un homme critique une situation donnée, fait des reproches aux acteurs ou reprend le travail mal fait des techniciens que lorsqu’il s’agit d’une femme. J’ai l’impression qu’il faut vraiment y aller avec des pincettes parce qu’on risque de froisser l’égo des hommes d’un certain d’âge. Je pense qu’il y a un égo à déconstruire et c’est vrai, il y a des rapports de force qui sont compliqués et on doit prouver deux fois plus de choses en tant que femme.

Qu’est-ce qui vous attire dans le cinéma d’auteur et les films indépendants ?

J’aime le fait de pouvoir dire et questionner les choses à ma manière C’est pour cette raison que je tiens à écrire mes propres scénarios et les réaliser. Ceci étant, j’aime aussi la série télévisée, j’ai été contactée récemment par plusieurs productions étrangères comme Amazone, pour réaliser des séries. C’est m’intéresse énormément mais pour traiter des thématiques qui me portent.

Quelles sont les thématiques qui vous touchent le plus ?

Je m’intéresse aux questions sur la manière de trouver sa place dans la société, dans ce monde. Les rapports humains m’intriguent et je trouve qu’on est une société hyper intéressante en termes de rapports humains comme l’égo, les rapports hommes/ femmes, les rapports familiaux, ... je trouve qu’il y a du drame et du psychologique dans cette société et c’est ce qui m’inspire énormément. Dans « Qu’importe si les bêtes meurent », il y a du fantastique mais c’est du fantastique pour parler de choses concrètes.

Des réalisateurs que vous ont donné envie de faire ce métier ?

J’adore les réalisateurs sud-coréens. J’ai une grande admiration pour Bong Joon-ho qui a reçu l’Oscar pour son chef d’œuvre « Parasite ». Je trouve que ce sont des cinéastes qui arrivent à parler et à questionner leur société de manière divertissante. Aujourd’hui, avec les plateformes sur Internet, les gens vont moins au cinéma, et donc, le cinéma d’auteur n’est accessible qu’à une élite bourgeoise. Moi, j’ai envie de faire un cinéma populaire qui serait accessible au plus grand nombre et qui pourra poser de vraies questions.

Vous pensez faire des longs métrages ?

Oui, je prévois de tourner en octobre prochain l’adaptation de mon dernier court métrage en long métrage, j’attends juste la réponse du CCM pour le financement. Le film traitera des mêmes questions mais elles seront plus actuelles. L’histoire se déroule dans un milieu semi-bourgeois et mon personnage principal est une femme. Je vais plus me concentrer sur la façon dont une femme s’inscrit dans des modèles familiaux donnés, je vais également traiter la question des rôles entre hommes et femmes imposés par notre société tout en évoquant la manière dont on peut casser un système pour récréer un autre qui nous conviendrait plus.