Saytlia, laboratoire bio à ciel ouvert

Le soleil écrasant a rendu la terre sèche. Mohammed ne s’inquiète pas pour autant, il sait, au millimètre près, la quantité d’eau nécessaire pour chacun de ses arbres. Il a d’ailleurs passé une grande partie de la nuit dernière à arroser ses sols. Sa terre, il la connaît par coeur. Il y est né, sous une tente, près du terrain de fraises qu’il a commencé à planter cette année. Climatologue, reconvertit agriculteur, Mohammed Zouhair est à l’origine de la ferme biologique Saytlia. En 2000, alors qu’il a hérité quelques années auparavant d’une partie du terrain sur lequel se trouve l’exploitation agricole aujourd’hui, il rentre au Maroc avec femme et enfants, bien décidé à faire quelque chose de ces terres encore sauvages. Petit à petit, il rachète les lopins de ses frères et soeurs et 10 ha en tout plus tard, se lance dans l’aventure Saytlia. « À l’origine, nous voulions fabriquer des glaces artisanales italiennes », se souvient Mohammed avec amusement. L’appel de la terre a été plus fort, « c’est le retour aux sources », commente l’agriculteur. Passionnés, Mohammed et sa femme Irène commencent par nettoyer la terre qui était à l'état presque sauvage. « Nous avons labouré le sol pour l’aérer pendant 2 ans, enlevé toutes les pierres et les épines, puis on a commencé à planter des arbres », explique Irène. L’olivier pour commencer, puis les amandiers, les citronniers, les grenadiers et pleins d’autres essences. Se sont ajoutées les premières légumineuses entre les rangées d’arbres pour nourrir la terre. Le sol n’ayant encore jamais été exploité, Mohamed décide de se lancer dans une production 100% biologique. « Au début, les voisins m’ont pris pour un fou. Mais peu à peu, voyant que cela marchait, ils ont commencé à venir me demander conseil. Je leur donnais des astuces », raconte Mohamed. « Aujourd’hui, je suis fier d’avoir reconvertit certains d’entre eux. Mes voisins produisent désormais des oignons 100% bio ». Mohamed déplore le manque de sensibilisation effectué par l’Etat. « Je n’ai jamais vu un ingénieur agricole se déplacer dans nos campagnes pour former les agriculteurs au bio », note-t-il.« Les campagnes sont vides ». Pourtant, cultiver bio relève bel et bien d’une certaine technicité et de savoir-faire. Rien que la reconversion d’une terre dite conventionnelle -c’est-à-dire traitée avec engrais ou pesticides- à une terre biologique nécessite au moins trois ans. Autant dire que le processus a du mal à séduire les agriculteurs en quête de rendement immédiat. Mohamed lui est un autodidacte. Un électron libre qui multiplie les expériences dans son laboratoire à ciel ouvert. « Je plante. Si ça marche tant mieux, sinon j’essaye ailleurs et avec une autre technique. Aussi, je travaille avec la lune et me renseigne sur les conditions météorologiques », explique-t-il. En somme, l’agriculture bio requiert passion et patience Une petite serre artisanale sert de terrain d’essai à Mohamed. Ce dernier est aidé par deux ouvriers agricoles, Hassan et Mjid, qu’il a formé très jeunes. Ces derniers ne jurent désormais que par le bio. « Les légumes ont un autre goût », explique timidement l’un d’entre eux. Mohamed le confirme en plaisantant, « le soir ils ne veulent plus manger chez eux ! ». Non traités, les produits ont en effet bien plus de saveurs. Autre bon point, ils sont bénéfiques à ceux qui souffrent de problèmes de santé. Les produits bios préservent en effet des toxiques nuisibles puisqu’ils ne sont traités par aucun pesticide. Un argument de choc pour convaincre le consommateur de se convertir au bio. « J’ai quelques clients qui souffrent de problème de santé et qui ne peuvent dorénavant consommer que bio », explique Mohamed. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui encourage l’agriculteur à continuer sa production, « les gens comptent sur nous ». Certaines périodes sont dures et presque décourageantes. Les légumes ne poussent pas, il faut replanter et les rendements sont moindres. Le matériel s’abime et les investissements ne suivent pas toujours, faute de moyen. Les champs bios de Saytlia n’ont jamais bénéficié de subventions de l’Etat, alors que Mohamed a déjà assisté à la distribution d’engrais gratuits dans les fermes voisines. « Les engrais sont monnaies courantes à la campagne », déplore-t-il. Cela encourage les fermes à maintenir l’agriculture conventionnelle. Pour autant, il refuse de se rapprocher d’associations qui oeuvrent à la promotion de l’agriculture biologique au Maroc. « L’Association Marocaine de l’Agriculture Biologique (AMABIO) m’a contacté, mais j’ai refusé de les rejoindre. Je ne veux intégrer aucun réseau, je n’y crois pas », avance-t-il sceptique. Promesses de subventions, proposition de formation, intégration dans des circuits de distribution, Mohamed n’en a que faire. Il souhaite rester indépendant. C’est sa force. L’écoulement de sa production se fait par la vente aux particuliers à Rabat. Chaque semaine, Irène et Mohamed proposent par email une sélection de produits bios, et même des confitures et des sauces faites maison. Les clients sélectionnent dans la liste les produits qui les intéressent et composent leur panier qu’ils viennent chercher le mercredi ou le jeudi. Sont vendus de la sorte près de 100 paniers par semaine. Au départ, pour rentabiliser leur production, ils l’écoulaient sur les marchés. Mais le gain était trop faible car les produits étaient vendus au prix de ceux de l’agriculture conventionnelle. Au fil des années, ils se sont constitués une base de clients fidèles. Mohamed a même une certaine notoriété dans la région de Zaër, à tel point que quelques propriétaires terriens ont fait appel à lui pour qu’il gère leurs terres : semences, récoltes, entretien des champs, il supervise l’entièreté du cycle de production. Une belle victoire pour celui qui a fait du bio son cheval de bataille. La législation sur l’agriculture biologique qui se met progressivement en place au Maroc, il la suit de loin. Lorsque l’on évoque la création d’un label bio made in Maroc, Mohamed reste sur ses gardes. « Le contrôle doit venir d’organismes Suisses ou Français », commente- t-il de façon catégorique. Quoiqu’il en soit, Mohamed souhaite rester à l’écart des réseaux institutionnels. Saytlia n’est pas estampillée du logo « Bio » délivré par un organisme de certification. « Peu importe, mes clients me font confiance, ils savent que notre production est 100% naturel ». Pas besoin d’une labellisation en somme. Ce que Mohamed et Irène souhaitent avant tout, c’est insuffler autour d’eux la philosophie du bio. Une philosophie empreinte de respect de la terre, de convivialité et de bonne humeur. « L’amour de ce que l’on fait avant tout », conclut Mohamed, rêveur, le regard tourné vers ses champs, alors que le soleil se couche, de l’autre côté de la colline ❚