Didier Tincuff, Le plastique du plastique

L’Observateur du Maroc : D’où vous est venue l’idée de ces assemblages ?

DIDIER TINCUFF : Quand tu te promènes sur une plage, t’as envie de voir des coquillages et non du plastique. Sauf que la réalité ici est tout autre. Je me suis rendu compte que près des hôtels luxueux, je trouvais des canettes de boissons light et quand j’étais sur des plages populaires, je trouvais des trucs avec pleins de colorants et hyper sucrés. J’étais même surpris de tomber sur des pinces à linge, parce qu’en Europe, on n’en trouve pas. En fait, au Maroc, ça sert à fermer les paquets de chips et de bonbons entamés. Pour moi, c’était une découverte et disons que j’ai mis beaucoup de temps à comprendre le mode de vie des Marocains. D’ailleurs, grâce aux déchets, j’appréhende les coutumes et les loisirs des gens.

Est-ce là votre manière de dénoncer la saleté des plages ?

Je ne cherche pas à dénoncer et je ne porte aucun jugement, chacun vit comme il l’entend, c’est juste un constat. Mais je trouve que le tourisme de masse amène sa part de responsabilité, en plus du mode de consommation qui a changé. Certains de mes amis qui vivaient à la campagne, dans le Rif il y a environ 30 ans, m’expliquaient il n’y avait pas de ramassage au Maroc, ils avaient un trou au fond du terrain, où ils mettaient les poubelles et ils les brûlaient tous les deux mois. Ces habitudes d’éducation sont restées ; quand tu jettes un bout de melon par la fenêtre, ce n’est pas grave, les fourmis en mangent la moitié, le soleil dessèche le reste, et ça fait de l’engrais pour les plantes. Sauf qu’aujourd’hui, quand tu manges dans des assiettes en plastique et que tu les jettes, ça ne se dégrade pas et tu laisses ta trace derrière. En fait, l’idée, c’était de faire d’un rebut de la société une oeuvre esthétique qu’on pouvait admirer et devant laquelle on pouvait s’émerveiller.

Il y a toujours une touche humoristique dans votre travail ?

J’aime bien mettre un zest d’humour dans ce que je fais, il faut que ça soit léger, à l’image d’Alice au pays des merveilles. Quand tu crées quelque chose, ce n’est pas pour emmerder les gens, c’est pour leur donner du plaisir. L’humour, l’ironie, ça fait partie du plaisir. Si c’est juste pour leur faire une leçon de morale, il y a des associations qui s’en chargent.

Quelle est votre source d’inspiration ?

C’est l’environnement culturel dans lequel je vis qui m’influence. Je travaille sur les objets du quotidien, sur les symboles du Maroc (babouches, tarbouch…). Je pense qu’il faut détourner les choses un peu symboliques et se les réapproprier pour ne pas qu’elle se ringardisent, c’est pour cela qu’il faut les renouveler. La culture figée et une culture qui se ringardise et au bout d’un moment s’oublie. On a besoin de métissage, d’ailleurs, c’est ce qui a fait la grandeur et la richesse de la France, que ça soit sur le plan artistique ou culinaire. Quand tous les grands modernes ont vu les expositions d’art africain dans les années 30, ça a bouleversé la vision des modernes.

La dimension esthétique est primordiale chez vous ?

Le beau, ça se trouve toujours dans l’oeil qui regarde, pas dans la main de celui qui fait. Donc, on peut s’émerveiller pour une chose, même si c’est un rebut de la société, (bouchon, ou autre). Je peux voir du beau partout, dans la transparence d’un plastique bleu, dans la peinture craquée ou le tadelaket complètement usé d’une maison de la médina en ruine, c’est ma sensibilité.

Vous êtes à la fois peintre et photographe.

Mon activité principale est la peinture. J’ai fait beaucoup de décoration à base de peinture, j’ai commencé par restaurer des meubles peints. J’ai toujours eu ce lien à faire les choses avec les mains. Mon intelligence passe à travers mes mains et pour moi, un créateur, c’est celui qui fait naître quelque chose. Mon style pictural se situe entre l’impressionnisme et l’expressionnisme, c’est plutôt figuratif. La peinture, ça doit traduire une émotion visuelle, c’est déconstruire et reconstruire. C’est comme en photo, j’aime bien les grands angles, les plans rapprochés, serrés. Les portraits qui occupent toute la toile ou les grandes perspectives, ça donne une impression de vertige. Je ne cherche pas l’émotion en choquant, je cherche l’émotion par l’harmonie, il faut qu’il y ait une harmonie, des couleurs, des formes, des circulations, c’est pour cela que la grande peinture figurative est abstraite ; quand tu vois une toile de Money, c’est un amas de tâches de peinture. Mais depuis que je me suis installé à Tanger, je commence à faire un travail photographique. Ici, il y a une lumière particulière qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. C’est une ville qui est en hauteur, et il y a une sorte de reflet qui accentue la lumière. C’est une lumière très blanche, spéciale, des fois, c’est blanc, des fois, bleu.

Pour vous, Tanger est devenue une sorte de muset ?

Oui. C’est une ville qui n’est pas violente, il n’y a pas une violence au quotidien, dans la façon de conduire, dans les rapports avec les gens, c’est une ville qui se développe mais en même temps, à un rythme qui est très long. Il y a quelque chose de figé ici, c’est un arrêt sur image. Ici, j’ai trouvé de l’espace et un rythme que j’ai pu créer moi-même, il n’y a pas de contingence qui oblige les gens à avoir des horaires. Tanger, ça vit la nuit, c’est étonnant, il y a un côté province et en même temps, les commerces sont ouverts à des heures tardives. Il y a un rythme assez étonnant et j’aime bien le fait de pouvoir choisir son horaire, pour un artiste, c’est une grande liberté.

Vos projets ?

J’ai plusieurs projets en gestation dont une série de portraits qui n’est pas encore aboutie, des photographies sur les anecdotes de la route au Maroc, une série sur les laveurs de voitures, les barbiers,…. Je compte également peindre des sujets d’architecture, assez spécifiques au Maroc❚

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