Des bombes dans vos assiettes

Au moment où on lutte pour mettre fin à la hausse des prix des denrées alimentaires, certains commerçants véreux vendent des produits périmés. Dans ce trafic, certains verseraient même dans le terrorisme…

 Farine, dattes, jus, confiture… Les Marocains sont surpris en assistant à la découverte, depuis le début de ce mois sacré, d’énormes quantités de produits impropres à la consommation. La saisie la plus spectaculaire a été opérée, à Fès, où près de 130 tonnes d’aliments ont été découverts. Il y avait de tout : dattes, pâtes, jus, conserves de tomates... Selon les premiers éléments de l’enquête, le propriétaire de ces marchandises serait lié à des réseaux terroristes. Il voulait faire d’une pierre deux coups. Mener une sorte de «jihad alimentaire» contre les Marocains d’une part et d’autre part, réinjecter l’argent gagné dans le financement du terrorisme. L’information a fait l’effet d’une bombe au Maroc. C’est la première fois qu’une telle affaire éclate au niveau national. Elle risque d’avoir des rebondissements tout aussi surprenants au fil de l’avancement des investigations en cours.

En plus de Fès, différentes villes sont touchées par le trafic des denrées alimentaires périmées et d’autres trafics du même genre. A Béni Mellal, par exemple, la Commission locale de contrôle des produits alimentaires a saisi outre 10 tonnes de farine impropre à la consommation, une tonne d’aliments pour bétail périmés. Même scénario à Tanger, à Oujda ou encore à Khénifra. Aux dernières nouvelles, à Casablanca, 19 tonnes de poisson congelé impropre à la consommation ont été découvertes au centre de la ville, tout comme une grande quantité de viande rouge avariée. Tous les produits saisis étaient destinés à être écoulés de manière illégale sur le marché local pendant Ramadan. «Nous avons la certitude aujourd’hui qu’on ne contrôle que périodiquement. L’importance des quantités saisies montre que ces produits sont là toute l’année mais ce n’est qu’à l’approche du Ramadan qu’on descend sur le terrain», déplore Ouadi Madih président de l’Association de Protection du consommateur UNICONSO. Le président de la Fédération marocaine des droits du consommateur (FMDC), Bouazza Kherrati, souligne que les produits périmés constituent une véritable menace sanitaire au Maroc : «Il ne faut surtout pas que le Maroc revive la tragédie de 1959 où 200.000 victimes ont été intoxiquées par ce genre de produits ».

Sans foi ni loi

Un industriel estime que le secteur de la distribution des produits alimentaires est géré par «la loi de la jungle» avec des commerçants sans foi ni loi. D’après lui, il n’y a plus de scrupules chez les commerçants de produits alimentaires. La concurrence et la multiplication des points de vente des produits alimentaires les poussent à tricher pour écouler leurs stocks. «Il faut s’attendre à une prolifération de ce phénomène durant le mois de Ramadan. Les commerçants ne reculent devant rien. Les principes de notre religion et la symbolique sacrée de ce mois de piété n’ont plus d’effet sur ces énergumènes. Le profit passe avant tout», complète un autre opérateur du secteur. En effet, pour liquider ces stocks de produits impropres à la consommation, certains recourent à des méthodes frauduleuses comme le changement des dates de péremption. Malheureusement, le consommateur est peu attentif aux dates, surtout que ces produits sont vendus à des prix imbattables.

D’où viennent ces produits ?

Les produits périmés et impropres à la consommation envahissent nos marchés. Mais, d’où viennent-ils ? «Il peut s’agir de produits importés légalement avec une période de péremption courte, retirés des magasins de grande distribution à l’étranger et vendus à nos importateurs à des prix défiant toute concurrence, comme il peut s’agir de produits provenant de la contrebande», suppose Kherrati. Un industriel de la place a un autre avis. D’après lui, la GMS est la première génératrice de produits périmés. En effet, explique-t-il, dans leur contrat avec les fournisseurs, les chaînes de grande distribution exigent un retour des marchandises dont le délai de péremption est proche ou dépassé. «Cette clause doit être respectée. Résultat : le fournisseur se retrouve chaque année avec presque 7% de produits périmés ou à proche péremption. Ceci pousse certains à les revendre à des détaillants, surtout que le coût de destruction est de 1,5 DH pour chaque kilo. Et il le supporte tout seul », nous confie notre source. Généralement, en cas de produits périmés, le commerçant doit faire appel à l’ONSSA qui désigne une Commission pour la dénaturation des produits. «Ceci exige un PV et la présence des autorités locales à côté des gendarmes de l’ONSSA», détaille Kherrati. A en croire Ouadi Madih, une usine de biscuiterie de la place revend ses produits inconsommables à des personnes physiques qui les réutilisent comme aliments de bétail. Or, il n’y a pas de suivi, et donc l’on ignore si ces éléments sont utilisés réellement comme tels ou plutôt réinjectés dans le circuit de distribution. «Il y a certainement un circuit qui part de l’usine jusqu’aux commerçants, vu l’importance des quantités saisies. Au lieu de détruire on revend tout simplement à un marché parallèle, difficile à contrôler», conclut-il.

L’analyse d’un autre expert du secteur est alarmante : ce sont des commissionnaires qui rachètent aux industriels directement. Les produits dont la date de préemption est proche sont mis sur le marché, ceux déjà périmés sont plutôt reconditionnés. Ils subissent des changements d’emballage ou d’étiquettes. Ils peuvent même être recyclés. C’est le cas, par exemple, du fromage râpé ou vendus en vrac s’il s’agit de pâtes, de riz ou farines.

Certains importateurs ont leurs astuces

Un commerçant dénonce certaines pratiques frauduleuses de certains importateurs. Ils achètent des produits avec une date de préemption proche. Une fois périmés, ils bénéficient d’avoirs sur marchandises de la part de leurs fournisseurs à l’étranger contre un document prouvant leur dénaturation. Les produits, eux, sont vendus pour être reconditionnés ou écoulés en vrac ou sous une autre marque.

Ouadi Madih déplore cette situation. Il indique que depuis quelques temps, certains opérateurs économiques continuent d’importer des produits alimentaires préemballés dont la date de péremption est proche ou même dépassée. «C’est une fraude sur laquelle les autorités doivent veiller et sanctionner», insiste Kherrati.

Sensibiliser encore et encore !

Les consommateurs peu regardants n’ont qu’à faire attention. Associations et fédération des consommateurs disent avoir toujours opposé une lutte farouche à ce fléau. «Malgré les efforts entrepris par les associations notamment en matière de sensibilisation et d’orientation du consommateur, les résultats restent en deçà des attentes et les moyens ne nous permettent pas d’aller plus loin», regrette Madih. Kherrati appelle l’ONSSA à faire plus d’efforts en matière de contrôle et durant toute l’année. Il dénonce, par contre, la vente sur le marché national de certains produits interdits ailleurs à l’instar de cette poudre servant à préparer des jus retirée du marché algérien, tunisien et même français. «Nous avons saisi le ministère de la Santé dans ce sens à plusieurs reprises dénonçant ces produits menaçant la santé des consommateurs, rien n’a été fait à ce jour», lance t-il. Toutefois, lors du second semestre de l’année en cours, l’Association de Protection du consommateur UNICONSO réalisera une étude comparative sur les produits laitiers et dérivés qui sera financée par le ministère du Commerce et de l’Industrie. Objectif : vérifier un ensemble d’éléments notamment l’étiquetage et la concordance entre les composants inscrits et les composants réels.

 

Etiqueter pour mieux contrôler

De l’avis de tous les industriels et experts sollicités par l’Observateur du Maroc et d’Afrique, combattre ce fléau nécessite l’application de la loi 28-07. Outre les principes généraux de la sécurité sanitaire, la loi précise aussi les conditions dans lesquelles doivent être préparés et commercialisés ces produits. Mieux encore, elle responsabilise les opérateurs sur la salubrité des marchandises qu’ils mettent sur le marché. «C’est dire que l’emballage et l’étiquetage constitueront la règle en matière de commercialisation», est-il indiqué. Mais la grande question a trait à la capacité des opérateurs à s’adapter aux nouvelles exigences. «On n’est pas prêts pour investir dans les machines d’étiquetage et ces mesures sont comme un fardeau supplémentaire, alors que le secteur est en mauvaise passe», clame ce directeur d’une chaîne agroalimentaire de la place. L’ONSSA rassure : «Notre objectif c’est d’accompagner les entreprises et de les mettre à niveau et non les pénaliser…Nous voulons aller vers une réglementation qui tire les opérateurs vers le haut. Et nous travaillons avec l’ONSSA justement dans ce sens pour ne pas contraindre la profession», assure Amine Berrada Sounni, président de la FENAGRI. «Si on applique la loi, il serait facile de détecter la fraude. Quand le fournisseur ne la respecte pas, l’autorité ne contrôle pas régulièrement et le consommateur est peu regardant, les produits périmés existeront toujours».

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Du jamais vu au Maroc, le «terrorisme alimentaire»

Selon le ministre de l’Intérieur, le dénommé Said Alouani utilisait les revenus de ses investissements dans des produits impropres à la consommation pour financer Daech.

Dans l’affaire des stocks des denrées périmées découverts à Fès et dans d’autres villes, un certain Said Alouani a été interpellé dans la capitale spirituelle du royaume par le Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ) relevant de la Direction générale de la surveillance du territoire national (DGST). Cet homme utilisait les revenus issus de ses investissements dans les produits périmés et impropres à la consommation dans le financement direct de l’organisation terroriste, Etat islamique, dite «Daech», indique le ministère de l’Intérieur. Ce département précise que le mis en cause, imprégné de l’idéologie extrémiste, utilisait les revenus issus de ses investissements dans les produits périmés et impropres à la consommation dans le financement direct de l’organisation terroriste Etat islamique en Irak et en Syrie, Daech, en plus du recrutement et l’envoi de certaines personnes pour rallier cette même organisation.

Les enquêtes et investigations menées par les commissions régionales de contrôle des produits alimentaires et de la qualité ont permis la découverte d’autres entrepôts relevant de l’entreprise «Alouani Andalous – Fès» dans les villes de Tanger, Oujda, Ouarzazate, Marrakech et Al-Hoceima, où étaient stockés des produits alimentaires périmés et d’autres dont les dates de préemption ont été changées et prêts à être écoulés, ajoute la même source. Il a été procédé à la saisie de ces produits (près de 130 tonnes) composés de dattes, de pâtes alimentaires, de jus, de confiture, de chocolat, de conserves de tomates, d’eaux minérales, de maïs et de confiseries, ajoute le communiqué.

Article publié dans la version papier de L’Observateur du Maroc et d’Afrique le 26 juin 2015-07-17