Alain Juillet, ancien directeur du Renseignement au sein de la DGSE* : «La France a déjoué une quantité d’attentats avant ceux du 13 novembre»
Alain Juillet

Personne ne pouvait imaginer qu’il allait avoir un jour des scènes de guerre au cœur de Paris. Pourtant, c’est ce qui est arrivé, le vendredi 13 novembre 2015, à cause de terroristes déterminés à provoquer des carnages…

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Au vu de ce qui s’est passé à Paris le 13 novembre 2015, peut-on parler une nouvelle fois d’un échec de la coopération européenne en matière de renseignement extérieur ?

Alain Juillet : Non je ne pense pas. Je pense qu’après les attentats, la rapidité de réaction entre la France, la Belgique et la Turquie, enfin entre tous les pays de la zone, montre que la coopération a très bien fonctionné. Là où il y a eu problème c’est qu’on n’a pas identifié l’attaque avant. Tout le monde savait qu’il allait y avoir une série d’attentats. On ne savait pas de quelle ampleur mais tout le monde savait. Par contre, on ne les a pas identifiés pour les empêcher de passer à l’acte.

Maintenant on comprend pourquoi ces attentas ont été montés en Belgique. Les terroristes ont trouvé un moyen pour ne pas se faire repérer par les services belges, ça c’est clair.

Mais la coopération des services européens est-elle en cause ?

Je pense qu’il faut une collaboration internationale. Aujourd’hui c’est une nécessité absolue. Plus cette collaboration internationale est étroite, plus elle est efficace. En revanche, il faut que tout le monde ait les mêmes objectifs. Certains pays sont plus ou moins efficaces, mais la vigilance n’est pas la même partout. Les attentats ont été conçus en Syrie et préparés en Belgique.

Les services extérieurs français sont-ils en lien avec les syriens ?

Clairement non, il n’y a aucun contact entre les deux services. Les relations entre le gouvernement français et le gouvernement syrien sont très mauvaises et donc il n y’a aucune relation, aucun contact. D’ailleurs, il n’est pas certain que les renseignements syriens aient des informations sur les camps d’entraînements de Daesh ou l’ensemble des terroristes qui lancent des opérations à l’étranger. Les terroristes auraient notamment communiqué via des consoles de jeux, pour détourner les écoutes téléphoniques.

Comment les services secrets s’adaptent-ils à ces «innovations» ?

C’est un combat permanent. Les terroristes et les criminels peuvent utiliser tous les moyens techniques et numériques pour contourner les écoutes des renseignements. Les États essayent de diagnostiquer et d’identifier les pratiques et les moyens de liaisons des groupes criminels et terroristes. Ces derniers essayent toujours de trouver des ficelles pour éviter d’être interceptés ou écoutés par les Etats. Parfois ils ont l’avantage, parfois c’est nous qui l’avons.

Les frontières Schengen sont-elles suffisamment protégées et surveillées ?

Les frontières sont protégées. Le terroriste qui avait le passeport syrien a tout de suite été identifié par la Grèce, car c’est là qu’il est arrivé. Cela veut dire que ça fonctionne. Le problème, ce n’est pas l’entrée de Schengen mais la surveillance, notamment policière, qu’il faut pour les gens qui se déplacent dans cet espace.

Pour le citoyen moyen, Schengen c’est formidable parce qu’on se promène partout en Europe avec sa carte d’identité. Or, quand il s’agit de groupes criminels ou de groupes terroristes, c’est un vrai problème que de ne pas pouvoir savoir qui a pris l’avion et qui a franchi les frontières intérieures.

Les frontières extérieures ne posent pas de problèmes. Ce sont plutôt celles intérieures des pays de l’Union européenne qui posent un problème pour le contrôle des groupes criminels ou terroristes.

La modification de la constitution annoncée par François Hollande sur l’état d’urgence ne fait pas l’unanimité. Est-ce nécessaire selon vous ?

Quand François Hollande dit que notre constitution est inadaptée, vu la réalité d’aujourd’hui, c’est vrai. Il a raison. Notre constitution a été conçue en 1958, cela fera bientôt 60 ans qu’elle a été écrite. A l’époque il n’y avait pas de numérique et le terrorisme n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Il faut repenser certaines dispositions. La question est de savoir s’il faut modifier la constitution ou adopter de nouvelles lois pour faire face à la situation.

Le Premier ministre français, Manuel Valls a évoqué des «répliques». Faut-il s’attendre à de nouvelles attaques de cette dimension ?

Du moment que cela est déjà arrivé… Ça ne peut s’arrêter que s’il n’y a plus de combattants ou que s’il n y a plus des gens qui ne sont plus convaincus par l’idéologie de Daesh. Et on n’en n’est pas là. Donc ça continuera. Au niveau de ces groupes terroristes, si on leur fait la guerre, cela rend les choses encore plus difficiles. La France a déjoué une quantité d’attentats avant ceux de vendredi 13 novembre 2015.

Le Président parle d’actes de guerre, cela implique des mesures de guerre. Qu’est-ce que cela change pour les renseignements ?

Sur le plan du renseignement rien, mais sur le plan de la capacité policière ça change beaucoup de choses. On peut intervenir dans des conditions qui ne sont pas permises autrement. Par exemple, on peut faire des perquisitions la nuit, alors qu’en temps normal, la police ou la gendarmerie ne peut perquisitionner que la journée de 6h à 22h.

Êtes-vous favorable à une intervention militaire au sol en Syrie ?

Tôt ou tard, cette intervention deviendra nécessaire. On n’a jamais vu une guerre gagnée uniquement par des avions. Comment et par qui ? On ne sait pas encore. Et même si Daesh a de «bons soldats », ce n’est pas sûr qu’ils puissent tenir tête à une coalition internationale, surtout qu’il y a dans la région d’excellents soldats.

Comment expliquer l’acharnement contre Paris et contre la France ?

La France effectue des bombardements en Syrie et en Irak, mais nous ne sommes pas les seuls. Donc a priori, les autres pays risquent aussi de connaître malheureusement des attaques. Mais en réalité, il n’y a pas que la lutte anti-terroriste… Ce qu’ils reprochent à la France, c’est aussi les positions qui ont été prises par apport aux islamistes, par apport au voile et une quantité de choses qui ne plaisent pas aux djihadistes. Je pense que la France est une cible des terroristes depuis un certain temps déjà.

La France va recevoir l’assistance militaire à l’étranger des autres Etats européens, qu’en pensez-vous ?

Dans une lutte comme celle que l’on mène contre les terroristes, il faut que tout le monde soit uni. Le problème n’est pas les renseignements, le problème est militaire. La France n’a pas pour vocation d’être le gendarme de l’Union européenne. Le pays a une capacité militaire qui fait qu’il peut intervenir dans des opérations extérieures, mais il ne va pas être le seul à dépenser ses moyens financiers pour des interventions à l’extérieur pour aider des pays, alors que les autres ne font aucun effort.

Daesh s’autofinance aujourd’hui notamment par la vente de pétrole et de coton. Connaissons-nous les pays qui collaborent avec eux ?

Cette question doit être posée à la Turquie parce que les camions de pétrole de Daesh vont vers ce pays. Il y a des camions effectivement qui vendent du pétrole à bas prix qui viennent de la zone de Mossoul. Les acheteurs se trouvent en Turquie. Cela ne veut pas dire que ce sont les Turcs, ça peut être des compagnies pétrolières étrangères ou des gens qui achètent sur ce qu’on appelle le marché «spot».

Il n’y a pas de traçabilité permettant d’intercepter ces camions et remonter aux acheteurs ?

Ce n’est pas facile.

Selon vous, faut-il s’allier avec tous les pays, y compris avec ceux qui ont instrumentalisé Daesh à un moment ou ceux qui continuent à soutenir Bachar al-Assad ?

La France est alliée à tout le monde à part la Syrie. Même avec l’Iran, les relations s’améliorent un peu. Il n’y a pas de raison de changer. Pour le Qatar et l’Arabie Saoudite, il ne faut pas oublier que ce n’est pas Daesh qui a été financé en tant que tel. Les Qataris et les Saoudiens ont voulu financer des mouvements religieux pour renverser Bachar al-Assad. Ce qu’il s’est passé après, c’est que ce mouvement religieux opposé à Bachar s’est transformé en Daesch, un mouvement extrêmement agressif et totalement djihadiste. En Syrie, on a deux grands mouvements anti-Bachar : Daesh et Jabhat Al-Nosra. Les choses ont changé, le problème n’est plus le même aujourd’hui. L’Arabie Saoudite s’est clairement éloignée de Daesh et les Qataris sont visiblement loin. Les Etats n’ont plus le même comportement qu’auparavant. Tout cela n’empêche pas des familles saoudiennes et qataries de continuer à soutenir Daesh et Jabhat Al-Nosra. Mais on ne peut pas dire aujourd’hui que ce sont les Etats.

* DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure en France.

Article paru le 20 novembre 2015 dans la version print de L’Observateur du Maroc & d’Afrique.