L'historien français Henry Laurens : « Aujourd’hui, ce n’est plus Sykes-Picot mais Lausanne »

Le 16 mai 1916, les Empires français et britannique dessinaient les frontières du Proche-Orient. Deux diplomates sont chargés de négocier le partage des territoires alors sous contrôle de l’Empire ottoman. Ce sont les accords secrets de Sykes- Picot. Au lendemain de la guerre et après modification, le morcellement de la région est acté par la conférence de San Remo en 1920. Un siècle après, certains se demandent encore si ce partage ne serait pas responsable de l’instabilité du Proche-Orient. Retour sur la genèse de ces accords et analyse de ce qu’il en advient aujourd’hui avec Henry Laurens.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique: Comment le contexte historique a-t-il rendu l’accord Sykes-Picot possible ?

Henry Laurens : C’est l’époque dite impériale où le partage du monde, la conquête, le droit de la guerre, les zones d’influences sont encore valides du point de vue du droit international. Mais en 1914, avant d’entrer en guerre, l’Empire Ottoman a supprimé les capitulations. Du coup, la France et l’Angleterre étaient dans une position plus défensive qu’offensive. C’est à cause de la bataille de Derdanel que l’Angleterre et la France changent d’avis car les Russes exigent Constantinople comme butin de guerre. A ce moment-là, émerge l’idée du partage de l’Empire ottoman. En dehors de l’Irak, les Anglais vont connaître un nouvel échec à Kout alors que le front ottoman tient plutôt bien. Par la suite, ce sont deux diplomates politiques de rang moyen, Mark Sykes et François-Georges Picot qui sont chargés de la négociation. Deux négociateurs ont été préférés à un ensemble bureaucratique. Sykes et Picot négocient un projet qui a toujours été approuvé par leur supérieur et ils ont également eu l’approbation des Russes. Il est évident que pour les Français et les Anglais, le texte proposé est en accord avec la négociation qu’il y a eu entre Sir Henry Mac Mahon et le Chérif Hussein de la Mecque. D’ailleurs dans le document, il est question de la création de un ou plusieurs Etats arabes indépendants. La tendance arabe est bien marquée dans le texte de Sykes-Picot.

Y a-t-il une différence entre les accords secrets de Sykes-Picot de 1916 et les accords de San Remo de 1920 ?

Il y a toute une évolution politique et militaire, la grille territoriale de Sykes-Picot a été abandonnée. En 1916, il était prévu de mettre en place des zones d’administrations directs et des Etats arabes sous tutelles de la France et de l’Angleterre. Cette idée a été abandonnée au profit de la formule des mandats. Ainsi, il n’y a plus de zones directes et indirectes, mais seulement des territoires qui doivent accéder à l’indépendance sous la tutelle d’une puissance dite mandataire. La carte elle-même a été modifiée pour des raisons diverses et des projets politiques qui n’étaient pas pris en compte dans Sykes-Picot, en particulier le création du Liban et la création d’un foyer national juif. Les cartes de 1920 et 1916 sont très différentes et la carte de 1920 est à peu près celle d’aujourd’hui. En fait l’essentiel se traite rapidement, en décembre 1918, entre Clemenceau et Lord Georges qui ont dressé la nouvelle répartition. Il s’ensuit une très longue négociation qui s’est terminée en avril 1920 à San Remo.

Quel sens avait la ligne de partage pour les Empires français et britannique ?

Fondamentalement, c’est un héritage du 19e siècle, la France était extrêmement présente sur le rivage Méditerranéen par le billet de la civilisation levantine, c’est-à-dire toutes ces populations de qui utilisaient le français comme langue de culture et d’expression. C’est pour cela que les Français parlaient d’une France du levant en 1914. Par ailleurs, les Britanniques étaient obsédés par le danger de voir la Russie marcher sur la route des Indes. La stratégie britannique a été donc d’avoir des pays tampons entre la Russie et eux ainsi la part française de Sykes-Picot exerce un tampon entre la Russie et l’Empire britannique.

Quels sont les enjeux territoriaux des Français et des Britanniques et sur quoi ont porté les négociations ?

Au départ, Français et Britanniques sont encore dans le cadre d’une pensée du 19v siècle. A la fin de la guerre, ils pensent pétrole. Les Anglais pensent aussi aux routes aériennes et voies maritimes. Dans l’entre deux-guerres pour l’Angleterre, le Proche-Orient n’était pas un territoire mais une série de réseaux.

Qui sont les gagnants, les perdants mais aussi les oubliés de cet accord ?

Il n’est pas vraiment question de gagnants et de perdants. Ce qu’il y a, c’est une formation étatique pluri-séculaire qui est l’Empire ottoman. Lequel disparaît comme d’ailleurs l’empire d’Autriche-Hongrie et une partie de l’empire Tsariste. Mais sur les ruines de ces empires, de nouveaux Etats émergent. La complexité de la situation entre 1916 et 1920 c’est que d’un côté, il y a des ambitions impériales; de l’autre, vous avez un mouvement de décolonisation et de séparation entre Arabes et Turcs.

Y a t-il une part de responsabilité des États coloniaux dans la fragilité des pays du Proche-Orient aujourd’hui ?

C’est la société arabe qui est fragile. D’un côté, vous avez une relation qui est très complexe entre l’intérieur et l’extérieur dans cette région du monde. Cela date de la fin du 18e siècle, se poursuit aujourd’hui et se poursuivra. C’est dû à des jeux d’ingérences, d’implications permanentes entre l’intérieur et l’extérieur, dans les deux sens. Le vrai problème pour les nouveaux Etats, c’est le degré de centralisation et le degré d’autonomie ainsi que le degré de répartition des pouvoirs entre les communautés confessionnelles. Ce sont des pays où il n’y a que des citoyens et pas de communauté politique. Il y a tout une série de réels problèmes. Après, les Anglais ont privilégiés les sunnites en Irak, c’est une évidence. Mais c’est parce que les sunnites étaient déjà associés au pouvoir à l’époque ottomane. Ils étaient les seuls qui avaient l’expérience de l’Etat et de la gestion. Les chiites, eux, étaient marginalisés en 1914. Ils n’avaient ni élite politique ni élite administrative.

Comment expliquez-vous que ces frontières autant décriées tiennent depuis 100 ans ?

C’est un discours idéologique. Il y a des revendications territoriales entre différents pays arabes mais il n y a pas de projet unitaire ou de fusion arabe.

Comment Daesh instrumentalise ces accords aujourd’hui ?

C’est de la propagande ! Dans les faits, toute la direction de Daesh est irakienne. Il n’y a pas un chef dans Daesh qui est Syrien. Cela veut dire que la différence entre la Syrie et l’Irak existe, y compris pour «l’Etat Islamique».

Redessiner les frontières, est-ce une option réelle au vu de la situation actuelle ?

Aujourd’hui, ce n’est plus Sykes-Picot mais Lausanne, avec la question kurde. Pour le reste, s’il y a des solutions politiques aux questions syriennes et irakiennes, il faudrait passer à des formules de centralisations autoritaires qui étaient celles des pays arabes au lendemain de l’indépendance, à des formes plus autonomes et plus fédérales avec les frontières héritées de la première guerre mondiale. À Vienne et à Genève, il est question du dossier syrien. Mais les discussions politiques se font toujours dans l’esprit d’une restauration syrienne, l’opposition syrienne est hostile à la question kurde. Il y a des forces russes, anglaises et françaises qui se battent actuellement au Moyen-Orient

Et la question palestinienne est oublié ?

Depuis 5 ans, je termine en disant je suis pessimiste sur la Syrie, sur l’Irak et sur la Palestine ✱

Carte montrant les délimitations de l’accord Sykes Picot entre la France (A) et le Royaume-uni (B).