
Les tristes événements qui ont mis en scène deux jeunes femmes prises à partie par la foultitude au souk d’Inzgane pour port de jupes «indécentes» et le lynchage du travesti de Fès par la multitude, sont-ils réductibles à rien ? C’est pourtant ce que d’aucuns, j’utilise cette vieillerie de la langue française pour ne pas les nommer, essayent de faire par commodité, par opportunisme ou par ignorance. Isolés de leur conjoncture générale, la tentation est forte de n’y voir qu’une contingence sans conséquences sur le présent et l’avenir du pays. Que l’on se rassure ! Je ne vais pas commettre un énième article sur des événements qui ont fini par attirer l’attention des autorités publiques sur leur gravité. Si je reviens sur le sujet, c’est pour recommander la lecture ou la relecture de l’ouvrage onctueusement sismique d’Amine Maalouf, Samarcande. Depuis sa publication en 1988 (Ed. Jean-Claude Lattès), je l’ai comme livre de chevet que je revisite au moins une fois par an pour replonger dans les aléas de l’Histoire et ses signes précurseurs que l’on a souvent des difficultés à saisir ce qu’ils présagent à l’horizon, débranchés que l’on est sous la pression des jouissances et réjouissances de l’instant.
Omar Khayyam, avec Nizam Al Moulk et Hassan Sabbah, l’un des personnages centraux du roman, est en 1072 et a vingt-quatre ans. Sa renommée déjà établie, il arpente la cité de Samarcande, flânant au gré de ce qui harponne sa curiosité. Il «s’attarde à mâcher fièrement les amandes restantes en regardant s’éloigner l’inconnue. Quand une clameur parvient jusqu’à lui, l’incite à se hâter. Bientôt il se retrouve au milieu d’une foule déchaînée. Un vieillard aux longs membres squelettiques est déjà à terre, tête nue, cheveux épars sur un crâne tanné ; de rage, de frayeur, ses cris ne sont plus qu’un sanglot prolongé. Ses yeux supplient le nouveau venu. Autour du malheureux, une vingtaine d’individus, barbes brandies, gourdins vengeurs, et, à distance, un cercle de spectateurs réjouis. L’un d’eux, constatant la mine scandalisée de Khayyam, lui lance du ton le plus rassurant : Ce n’est rien, ce n’est que Jaber-le-Long !» Omar sursaute, un frisson de honte lui traverse la gorge : «Jaber, le compagnon d’Abou Ali !». Abou Ali n’est autre qu’Ibn Sina et Jaber son disciple préféré. Quelques lignes plus loin, le meneur de la bande lui lance : «cet homme est un mécréant, un ivrogne, un filassouf !»
Une cinquantaine de pages plus tard, Omar Khayyam rencontre dans un caravansérail Hassan Sabbah, «le génial fondateur de l’ordre des Assassins», encore à ses débuts et à la recherche de sa voie que va lui ouvrir à son insu le grand savant et poète en l’introduisant auprès de Nizam Al Moulk, qui règne, au nom du jeune roi dont il est le tuteur, sur cette vaste et compliquée région du monde qu’est l’Orient. La suite est un désastre. Omar Khayyam retouve un Nizam Al Moulk inquiet de la montée des périls, sa volonté étant de le nommer Sahib Khabar, chef des renseignements, un métier peu fait pour lui. Poliment, il décline et pour s’en sortir présente Hassan Sabbah à son bienfaiteur. Avec un art consommé dans la narration de l’intrigue et de son évolution, Amine Maalouf raconte comment une vague de terrorisme va déferler sur le Grand Orient si cher à Bush fils, avant qu’une chape de plomb vienne s’abattre sur toute la région. L’histoire aurait-elle été autre si l’intellectuel, appelons ainsi Omar Khayyam, n’avait pas fui ses responsabilités ? Un peu tard pour le savoir, mais méditez le quatrième vers de ce quatrain, qui signe la démission et n’aurait jamais dû être, réplique du poète au balafré meneur de la bande des excités autour du brave Jaber-Le long :
Rien, ils ne savent rien, ne veulent rien savoir.
Vois-tu ces ignorants, ils dominent le monde.
Si tu n’es pas des leurs, ils t’appellent incroyant.
Néglige-les Khayyam, suis ton propre chemin