
Connue pour son approche curatoriale contemporaine, la commissaire d’expositions et directrice artistique de la 4e Biennale de Casablanca nous parle de l’édition 2018 ayant pour thème « Récits des Bords de l’Eau » et de son ancrage dans le contexte artistique marocain et international.
Pourquoi avoir choisi le thème des « Récits des bords de l’eau »?
Le thème émane à la fois d’un intérêt personnel et du contexte du Maroc. Depuis quelques années, je m’intéresse aux contextes insulaires (île de la Réunion) et à l’histoire en rapport aux montagnes, à l’océan et à l’histoire de la colonisation. Pour le Maroc, le fait que la résidence d’artistes Ifitry non loin d’Essaouira, soit en face de l’océan atlantique, évoque, pour moi, africaine subsaharienne, l’histoire de l’esclavage et du commerce transatlantique. Le Maroc est aussi la frontière avec la méditerranée, c’est un lieu de passage vers l’Europe, donc il est à la fois une passerelle mais aussi le gardien de l’Europe. Le titre vient d’un roman chinois qui fait référence à des hors la loi actifs au 14e siècle, dans un contexte où la topographie me rappelle l’histoire des esclaves marrons qui se sont échappés vers l’île de la Réunion. J’amalgame donc tout cela pour développer une thématique qui à la fois, fait sens au Maroc mais aussi a des résonnances dans d’autres contextes internationaux.
Le thème de l’immigration est un sujet d’actualité qui vous touche particulièrement ?
Oui parce que je suis d’origine camerounaise, j’ai grandi en France et donc je suis issue de l’immigration mais en même temps, je vis en tant qu’étrangère en Angleterre et j’ai été très sensible au discours anti-immigration autour de la campagne liée au Brexit. On connait aussi au Maroc la situation politique actuelle du contexte d’immigration qui nous touche en Afrique, l’histoire des réfugiés syriens qui ne sont pas acceptés par l’Europe, …
Quelle est la spécificité des Biennales africaines ?
En Afrique, on est dans un contexte différent de l’Europe même si on aspire tous à un schéma occidental. Beaucoup de curateurs qui travaillent sur les biennales en Afrique sont conscients de notre territoire. Pour ma part, je suis attachée au Maroc, car c’est lors de mon séjour à Rabat que j’ai pu acquérir une bonne pratique curatoriale grâce à Nadine Descendre. Et comme j’ai travaillé au Cameroun, au Zimbabwe et au Sénégal, ce n’est pas pour moi un territoire exceptionnel mais en tant que commissaire basée en Occident, je trouve que c’est important qu’il ait un dialogue avec les artistes. Un projet c’est aussi un partage de connaissances, au niveau « bonnes pratiques », ou « Ethiques ». C’est aussi une expérience humaine, c’est donc important de sortir des « white cubes » et de créer un dialogue avec le communautés qui n’ont pas accès à la culture ; non pas avec l’idée qu’on amène la culture aux populations qui n’ont pas accès à la culture mais qu’on voit quelles sont les cultures intrinsèques qu’on a déjà dans nos communautés, nos histoires.
Qu’est ce qui vous touche le plus quand vous voyez une œuvre ?
Ce que je cherche c’est être surprise et être émue par rapport à une œuvre parce que quand on travaille dans ce milieu là depuis plusieurs années, on est blasé. Une œuvre qui nous touche et qui nous surprend, ça peut être différents types de médias : photographie, son, arts culinaires… je suis très intéressée par l’expérience qu’on vit à travers, pas juste le visuel, mais aussi l’auditif, l’oral. J’ai envie d’avoir des projets participatifs et diversifiés avec de belles choses belles dans des « white cube » et d’autres qui soient un peu plus décalées, dans des lieux publics et insolites.
En tant que commissaire d’expositions, quelle est la chose la plus difficile dans votre métier ?
Les finances, créer cette rencontre entre l’œuvre d’art et le public, tenir compte du contexte et essayer de dire les choses sans heurter la sensibilité du public. En Afrique et au Maroc, il y a des paramètres à prendre en considération, on sait qu’on fonctionne dans certaines cultures et il y a des thématiques qui sont parfois difficiles à aborder et il faut faire à la fois attention aux artistes et respecter le public. Les projets que je fais, sont à la fois des discours que je comprends, mais je ne suis pas artiste, je joue le rôle de médiateur entre ce que l’artiste veut dire et le public.
Vous êtes aussi sensible à l’art sonore. Pourquoi ?
Je m’intéresse à ma culture traditionnelle, c’est un peu une recherche personnelle. Vous savez, ma mère était chanteuse et elle interprétait « le Bikutsi » qu’elle a remis au goût du jour au début des années 80 et c’était pratiquement la seule femme à le faire à l’époque. Je m’intéresse aux structures rythmiques et à l’abstraction, visuelle, conceptuelle et sonore. Dans mes projets, je cherche à mettre en avant la façon dont la culture occidentale a repris nos structures rythmiques pour en faire autre chose. Souvent, l’art sonore est perçu comme quelque chose d’occidentale alors qu’on a nos coutumes sonores. C’est pour cela que j’adore la musique Gnaoua. Dans ma pratique curatoriale ou contemporaine, c’est important que je puisse m’inspirer des traditions de mon pays qui restent aussi valides à l’époque contemporaine.
Comment voyez-vous l’évolution de l’art contemporain africain ?
Avec la foire 1-54 à Marrakech, il est évident qu’il y a un marché pour les artistes africains. Après, en termes de thèmes traités et de pratiques artistiques, je ne fais pas la distinction entre un artiste africain et non africain. On est au 21e siècle et cette notion d’art africain contemporain est un peu dépassée, les artistes fonctionnent selon des pratiques, à l’image de l’artiste nigérian Emeka Ogboh dont la pratique sonore va au-delà du fait qu’il soit africain ! Beaucoup d’artistes veulent être considérés au-delà de leurs origines, sinon ça fausse le discours de leur pratique. L’art contemporain africain a bel et bien un avenir, cela dit, il faut se rappeler que nos arts ont existé depuis des millénaires et qu’ils ont toujours été contemporains des périodes dans lesquelles ils ont existé ! On a toujours produit de l’art, c’est plutôt l’Occident qui le découvre.
Le Maroc ambitionne de devenir une plateforme pour l’art contemporain africain. Peut-il un jour concurrencer l’Afrique du Sud ?
Avec l’ouverture du Macaal à Marrakech, on voit qu’il y a une diversité de plateformes au Maroc. Sur la scène africaine, l’Afrique du sud est vue comme le lieu phare de l’art contemporain africain, c’est un peu la plus grande plateforme dans le continent, après, il y a le Nigeria et le Maroc. C’est bien qu’il y ait cette diversité, cela dit, il n’y a pas de concurrence, on est plus fort ensemble en tant que continent. Il faut qu’on crée une synergie, quand il y a plusieurs plateformes, ça bénéficie aux artistes parce qu’ils savent qu’ils ont la possibilité d’être sélectionnés pour différentes foires. On veut que les choses se passent chez nous au lieu d’attendre que l’Occident vienne nous chercher.
Vous pensez que l’art a le pouvoir de changer les choses ?
L’art a un effet au niveau individuel. En France, je voyais bien qu’on n’avait aucune représentation dans les institutions culturelles. Vous savez, j’ai grandi autour d’artistes sud africains qui ont quitté leur pays pendant l’apartheid et cette expérience m’a permis de me projeter au-delà du contexte parisien où on était réduits aux « noirs » et aux « arabes ». Dans nos pays, au niveau politique, il n’y a pas beaucoup de soutien pour la culture, cela dit, au niveau individuel, avoir cet échange entre artistes et individus permet à l’individu d’imaginer autre chose que sa propre condition. On est obligé de faire des détours et d’être actif à différents niveaux pour qu’il y ait un changement dans la société. Un projet peut changer les mentalités car il touche aussi les générations futures.
Kawtar FIRDAOUS