Les abeilles disparaissent en silence  
Les populations d’abeilles s’effondrent depuis quelques mois dans certaines régions marocaines.

La disparition des abeilles dans certaines régions du Royaume suscite interrogations et inquiétudes. Les causes de leur dépérissement continu sont multiples, et insuffisamment expliquées aujourd’hui. Les investigations sont en cours. En attendant les résultats, les apiculteurs tirent la sonnette d’alarme.



L’heure est grave. Les populations d’abeilles s’effondrent depuis quelques mois dans certaines régions marocaines. L’ONSSA qualifie le phénomène de sans précédent. L’inquiétude monte et la situation d’urgence risque de virer à un cauchemar de déclin.

Selon l’un des membres de la Fédération Interprofessionnelle Marocaine de l'Apiculture (FIMAP), Larbi Adouni, tout a commencé en avril 2021 lorsque certains apiculteurs ont constaté que leurs ruches sont décimées par une mortalité hors norme. Les professionnels ont relevé aussi une disparition totale des abeilles ouvrières chargées de toutes les tâches à l'intérieur et à l'extérieur de la ruche, et la mort des mâles.

« Face à la rareté des pâturages, la reine des abeilles ordonne de tuer les mâles pour diminuer la reproduction et la fécondation. Et les abeilles migrent par la suite sous forme de colonies », explique Adouni.

Des apiculteurs démunis

Contactés par l’Observateur du Maroc, de nombreux apiculteurs ne cachent pas leur désarroi. A Chefchaouen, l’apiculteur Mohamed El Hayani, qui a déjà perdu près de 260 ruches suite aux incendies déclenchées l’été dernier sous l’effet de la canicule, se retrouve de nouveau sinistré. Dans son rucher, il ne lui reste que 34 ruches.«Je suis extrêmement contrarié et attristé. Les abeilles s’étouffent et périssent, et cela m’étouffe », résume celui qui lie ce désastre à la sécheresse. «Généralement les pâturages naturels rendent les abeilles plus fortes. Aujourd’hui, vu la sécheresse, les abeilles deviennent affaiblies, parfois même incapables de se nourrir », détaille-t-il.

Intrigué par l’absence totale d’abeilles devant l’une de ses ruches, Abdeslam Bakri, apiculteur issu de Sidi Slimane, nous confie qu’il a inspecté l’intérieur de ses ruches. Résultats : «75% de ses unités étaient totalement désertées. Pourtant pleines de réserves suffisantes pour toute la période de l’hivernage ».

Au total, Bakri a perdu 200 ruches. Son frère, professionnel dans le même domaine, en a perdu 600. Raison invoquée : la maladie de la varroose qui a été mal soignée. «Les abeilles infectées par le varroa sont plus petites, plus faibles, plus sensibles aux maladies. La colonie infectée s’affaiblit progressivement et finit par mourir, le plus souvent en hiver », note t-il.

Bakri a tenté de trouver des solutions pour sauver ce qu’il reste à sauver. «Nous avons déplacé certaines ruches vers d’autres zones pour stopper l’hémorragie. La situation s’est améliorée pendant quelques jours, puis nous sommes revenus au point de départ », note le même apiculteur. « C’est traumatisant, imaginez un agriculteur qui arrive et voit 60% de ses bêtes mortes : voilà ce qu’on ressent en arrivant devant un rucher contaminé », poursuit-il. La situation devient dramatique pour la plupart des apiculteurs. Adouni, lui, assure que le taux de mortalité a atteint 100% chez certains professionnels. Un taux qui ne dépasse guère les 10% habituellement.

Mystère

Les apiculteurs ne savent à quel saint se vouer. Ils cherchent toujours des explications à ce fléau qui s’accentue de plus en plus. Et ils ne sont pas les seuls. ONSSA, FIMAP, ministère de l’agriculture, syndicat des Apiculteurs Professionnels du Maroc (SAPM) ...tous sont mobilisés et tentent de déterminer les causes. Mais, le sujet semble faire l’objet d’une discorde. Le SAPM a conclu à la responsabilité du virus Sacbrood Virus (SBV) dans l’effondrement des colonies, d’après des analyses effectuées sur des échantillons de couvains prélevés au niveau de ruchers affectés par le phénomène.

L’ONSSA, elle, exclut, d’une manière formelle, l’hypothèse d’une maladie. Elle assure que les premiers résultats des visites in situ, effectuées sur environ 23.000 ruches, ont permis de constater que cette désertion des ruches pourrait être liée notamment à l’insuffisance de la pluviométrie, à la mauvaise nutrition des abeilles résultant du manque de pâturages, à l’état sanitaire des ruches et de pratiques de l’élevage des abeilles. Adouni, quant à lui, évoque un facteur destructif et non des moindres : l’usage excessif des pesticides.

Des facteurs multiples

Des professionnels en apiculture estiment qu’ils font face à une multiplicité de facteurs et que les interactions entre ces différents facteurs amplifient fortement leurs effets. L’expert en entomologie et apiculture, Said Aboulfaraj, est du même avis. Selon lui, les colonies d’abeilles sont sous l’influence de plusieurs facteurs qui peuvent affecter positivement ou négativement, de façon directe et en inter-réagissant avec les autres, leur vigueur et par conséquent leur production et leur productivité. Il met l’accent sur les conditions climatiques, le couvert végétal et l’apiculteur ou l’éleveur lui-même.

Cette hécatombe trouve alors de multiples origines, mais les plus importantes sont bien humaines. «L’éleveur est, de loin, le facteur déterminant en apiculture. A travers ses manipulations, il influence l’état des colonies et détermine ses performances. Les interventions doivent être adaptées aux conditions de l’année sans exploitation excessive des ressources/réserves de la colonie. Or, la plupart des apiculteurs surexploitent les colonies en puisant dans les réserves et stocks de la colonie pour répondre à la demande du marché et/ou pour couvrir les charges. Ceci expose les abeilles à une carence alimentaire, qui est aggravée par le retard des pluies automnales. Les colonies se sont donc affaiblies et certaines ont fini par s’effondrer », souligne Aboulfaraj. Il ajoute aussi que l’effondrement observé, limité à certaines régions et à certains apiculteurs, est lié aux conditions environnementales des campagnes 2020/21 et début 2021/22 gérées techniquement de façon désastreuse par des apiculteurs avides de gains qui ne pourvoient pas pour autant aux besoins des colonies en cas de pénurie en ressources naturelles, comme le font habituellement les éleveurs bovins, ovins...en cas de disette.

Le même expert conclut ainsi que l’affaiblissement des colonies qui s’en est suivi a entrainé l’apparition de certaines maladies avec des effets très prononcés alors qu’elles sont habituellement « gérables » par les abeilles elles-mêmes quand leurs colonies sont vigoureuses.

Un autre expert en apiculture qui préfère garder l’anonymat, nous précise que la disparition brutale des ruches est un problème très complexe qui soulève plusieurs problématiques multidirectionnelles.

« Il faudra donc mettre en place un plan de surveillance sur une durée bien déterminée et approfondir les études scientifiques afin de ressortir les critères les plus dominants qui caractérisent la situation », poursuit-il.

Pour le moment, la cause de la disparition massive des abeilles n’est pas encore clairement déterminée. Un comité composé de l’ONSSA et le ministère de tutelle travaillant avec la fédération des apiculteurs, a été constitué pour plancher sur le sujet. Les enquêtes et les investigations sont toujours en cours. Mais le mystère reste entier.



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