Le Maroc et la Coupe du Monde : à qui appartenait vraiment la victoire de l’équipe marocaine ? 

La qualification de l'équipe nationale marocaine de football à la demi-finale de la Coupe du monde 2022 a donné au Maroc une visibilité sans précédent aux États-Unis et dans le monde, puisqu’ il s'agit de la première équipe africaine de l'histoire à arriver en demi-finale d'une Coupe du monde. L'équipe marocaine est devenue rapidement un phénomène mondial, attirant l'attention sur un pays et un continent historiquement sous-estimés et sous-représentés dans le monde du football.

L'équipe marocaine a non seulement gagné l'admiration et le soutien des amateurs de football, mais a pu aussi conquérir le cœur de ceux qui ne s’y connaissent pas en football, grâce à leur expression ouverte et spontanée d'amour à l’égard de leurs parents. Le monde les a regardés se précipiter pour serrer leurs mères dans leurs bras après chaque match, témoignant de l'importance de ces femmes dans leur vie. Le choix audacieux des membres binationaux de l'équipe de jouer pour le Maroc, leur terre ancestrale, au lieu des équipes, plus prestigieuses, de leurs pays européens de naissance, exprime également un engagement profondément ancré dans leur origine africaine.

Le choix de ces joueurs fait aussi d'eux un exemple pour de nombreux joueurs africains binationaux en Europe, qui aspirent aujourd’hui à utiliser leur talent pour faire progresser le football sur le continent.

Mais cette coupe du monde n’est désormais pas comme les autres, vue qu’elle se déroulait pour la première fois dans un pays musulman. Une avalanche de propos racistes, islamophobes et sexistes proférés par les médias européens, non seulement envers le pays hôte, le Qatar, mais aussi envers les équipes arabes et africaines, était pour le moins qu’on puisse dire lamentable.

Certains joueurs ont été considérés comme des traîtres pour avoir choisi de jouer pour le Maroc au lieu de leur pays européen de naissance. Leur choix n'était cependant pas surprenant, vue que de nombreux joueurs européens d'origine africaine sont traités comme des citoyens de seconde zone en Europe. En effet, ce continent qui a exploité pendant des décennies la main-d'œuvre migrante africaine, se montre souvent ambivalent à l’égard de ces joueurs, les qualifiant de héros quand ils gagnent et d'immigrants quand ils perdent (les attaques racistes contre les joueurs français d'origine africaine dans les réseaux sociaux après la défaite de l'équipe de France en finale en sont l'exemple).

Un journal Allemand a traité certains des joueurs marocains de terroristes et de partisans de l'État islamique (Daesh), réitérant ainsi des stéréotypes dangereux qui visent à promouvoir une dynamique de pouvoir favorisant les pays européens contre les pays africain.

Un commentateur Danois a comparé l'équipe marocaine à une famille de singes à cause de leur relation avec leurs mères, ignorant le fait que ce sont avant tout des enfants de migrants, et que l'amour qu’il ont pour leurs mères émane des sacrifices que celles-ci ont fait pour eux, en traversant les frontières, vivant dans des pays qui leur sont étrangers, travaillant comme domestiques et femmes de ménage pour leur offrir une vie meilleure.

Les femmes musulmanes ont été également transformées en pions politiques dans ce "Clash de civilisations" inventé par les médias européens - même Gary Lineker, le fameux commentateur sportif britannique, qui a appelé au boycott de la Coupe du monde au Qatar ( et qui n'a probablement jamais pensé aux femmes musulmanes dans sa vie), a soudainement pris le rôle du sauveur, invoquant les « droits des femmes musulmanes » et s'indignant en notre nom contre le monde arabe pour la façon dont il nous traite.

Toutefois, la question: à qui appartenait réellement la victoire de l'équipe marocaine était discutée partout avec véhémence. Appartenait-elle aux Juifs ? Aux Palestiniens ? Aux Africains ? Aux Arabes ?

Des images de Palestiniens et d'Israéliens soutenant l'équipe marocaine en chantant et dansant dans les rues ou devant leur télévision ont inondé les réseaux sociaux, choquant les États-Unis et le monde entier. De nombreux Arabes ont été contrariés parce que l'entraîneur de l'équipe marocaine a déclaré que son équipe de football représentait d'abord l'Afrique (et non le monde arabe), et de nombreux Africains ont été aussi contrariés parce que l'un des footballeurs a déclaré que l'équipe représentait le monde arabe, omettant de mentionner l'Afrique. De même, certains Arabes ont reproché à l'équipe de ne pas être "assez arabe" et ont désapprouvé des expressions d'affection entre les joueurs et leurs mères, en particulier Sofiane Boufal qui avait dansé avec sa mère dans le stade. De la même manière, les Africains ont déclaré que les Marocains ne se considèrent pas vraiment africains et ne méritent donc pas leur loyauté. Certains Juifs marocains ont été mécontents par la présence du drapeau palestinien dans des matchs, alors que les Palestiniens ont été dérangés par les liens étroits que les Marocains entretiennent avec leurs diasporas juives en Israël.

En tant que femme et académicienne marocaine, ces réactions et réponses nuancées m'ont collé à la télévision et aux réseaux sociaux, regardant chaque match, absorbant des centaines de messages et de commentaires et ce malgré le fait que j'ai toujours évité le football à cause du genre de nationalisme qu'il crée chez les gens. Les commentaires autour du sport ont clairement dépassé l'équipe marocaine pour se focaliser sur la question de qui sont (et ne sont pas) les Marocains et qui ils représentent réellement.

Le Maroc est un pays aux multiples identités qui a toujours joué le rôle de carrefour de par sa situation géographique unique. Il fait partie du monde arabophone, est membre de la Ligue arabe et a historiquement soutenu la cause palestinienne. En plus d’être un pays africain avec une longue histoire de panafricanisme et l’un des fondateurs de l'Union africaine, c’est aussi un pays de Musulmans et de Juifs qui n'a jamais perdu ses liens avec ses diasporas juives. C'est peut-être cette dernière partie de l'histoire marocaine qui est souvent omise des discours publics. Ce que la plupart des gens aux États-Unis ignorent (à l'exception des Juifs séfarades), c'est que le Maroc est le seul pays du monde arabophone qui a toujours protégé ses communautés juives. En effet, dans les années 1940, quand les nazis ont envahi la France, le régime de Vichy n'a pas réussi à imposer les lois antisémites au Maroc. Malgré d'immenses pressions, feu Mohamed V (grand-père de l'actuel Roi, Mohammed VI) a refusé la déportation des Juifs marocains en déclarant qu'il n'y a pas de Juifs et de Musulmans au Maroc, qu'il n'y a que des Marocains, et ce contrairement aux pays voisins. Même après la fondation de l’Etat d’Israël en 1948, le roi a continué à rappeler publiquement que tous les Juifs marocains seront et resteront toujours des Marocains. La migration massive de Juifs marocains en Israël, combinée à un nationalisme croissant a conduit à la réduction de la communauté juive marocaine - une perte subie aussi bien par les Musulmans que par les Juifs du pays.

Cependant, et jusqu’à présent, le Maroc reste un centre de culte pour les Juifs marocains et ceux du monde entier, en raison du grand nombre de synagogues, de cimetières et de sanctuaires dispersés dans tout le pays. En raison de cette histoire, le soutien de la communauté juive marocaine à l’équipe nationale marocaine de football, que ça soit en Israël ou dans le monde, n’était pas surprenant pour nous Marocains.

Nous sommes également une nation africaine indigène au continent africain. Nous avons des liens religieux et linguistiques avec le monde arabe, mais nous ne sommes pas ethniquement arabes, ce qui est une distinction importante. Nous sommes génétiquement un peuple Amazigh qui habite l'Afrique du Nord depuis des décennies et qui a toujours eu des liens ancestraux avec le Sahel et l'Afrique de l'Ouest. La division du continent en « Afrique du Nord » et « Afrique subsaharienne » était une invention coloniale qui reste historiquement inexacte, menant à la destruction des liens étroits du Maroc avec le reste du continent. Malheureusement, l'académie américaine a, elle aussi, contribué à désafricaniser les Nord-Africains, qui continuent d'être étiquetés comme ethniquement arabes et faisant partie du Moyen-Orient dans les manuels d'histoire américains. Cette idée fausse a même conduit à la racisation des Marocains en tant que « blancs ».

Une photo montrant la sélection nationale française de football à côté de l'équipe marocaine avec le commentaire " une équipe blanche représentant l'Afrique et une équipe noire représentant la France » circulait beaucoup sur les réseaux sociaux. Le commentaire se voulait une critique de la France et de son héritage colonial, néanmoins, étiqueter les Marocains comme « blancs » est profondément insultant pour une nation avec une longue histoire de résistance aux puissances coloniales blanches.

Ainsi, il faut tenter de briser le mythe de l'homogénéité raciale de l'Afrique et celui de l'homogénéité culturelle du Maroc. Ce que cette Coupe du monde a montré au monde à propos du Maroc, c'est que pour la plupart d'entre nous, il n'y a pas de contradictions entre être Africain et Arabe, entre soutenir la cause palestinienne et accepter notre judaïté. Donc, notre victoire appartient à tous. Mais peut-être celles qui la méritent le plus sont les mères de plusieurs de nos joueurs - cette population, souvent invisible, de femmes migrantes qui ont travaillé comme main-d’œuvre en Occident pour subvenir aux besoins de leurs familles, et dont les histoires de migration, de sacrifice et de travail acharné sont souvent ignorées.

maha
* Maha Marouan est une universitaire et militante féministe marocaine. Elle est professeure agrégée d'études féminines et d'études africaines à l'Université d'État de Pennsylvanie. Ses domaines de recherche comprennent la littérature féminine africaine, les histoires féministes africaines et le genre, la race et la migration.

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