Décarbonation. Mythe ou réalité?
Said Guemra, expert en management de l’énergie.

Pour l'industrie marocaine, la décarbonation est une nécessité. Mais la démarche est-elle réalisable dans le contexte actuel? Quels obstacles à lever? et quels sont ces pré-requis à mettre en place pour réussir cette étape?...Avis de l'expert en management de l’énergie, Said Guemra.

Said Guemra, Expert conseil en management de l’énergie

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Pourquoi la question de la décarbonation industrielle est si difficile pour le secteur industriel ?

Said Guemra: On doit dans un premier temps, comprendre les raisons d’être de la décarbonation industrielle, la mettre dans le contexte mondial de réduction des gaz à effet de serre, pour aboutir à la taxe carbone qui sera imposée par l’UE en 2026, avec cinq secteurs les plus énergivores, le sixième étant l’hydrogène, et qui sera étendue aux restes des importations de l’UE.

Cette taxe, va donc concerner plus de 65% de nos exportations dirigée vers l’UE, très particulièrement la France dans le secteur textile. Le but ultime de l’UE à travers cette taxe, est de pouvoir associer ce qu’on appelle l’étiquette carbone, qui sera à terme, associée à chaque produit vendu dans l’espace de l’Union, ce qui va permettre au consommateur de différencier entre un produit à faible teneur en carbone, et un autre à forte teneur en carbone, c’est en fin compte, une orientation de l’acte d’achat du consommateur européen vers des produits moins carbonés. Par exemple un pantalon confectionné avec 100 Gramme de CO2, sera défavorisé par rapport à un autre confectionné avec 50 Grammes.

L’analyse des 100 grammes de carbone, montre par exemple qu’il est constitué de 60 Gr en provenance de l’électricité, et 40 Gr d’énergie thermique, y compris le transport du produit. Avec cette simple analyse, on comprend la difficulté de la décarbonation industrielle au Maroc.

Quels secteurs concernés en premier lieu par cette décarbonation ?

Les secteurs cibles, ce sont toutes nos industries exportatrices de manière prioritaire : textile, agroalimentaire, engrais... D’ailleurs, l’OCP vient de présenter à Sa Majesté son projet très novateur qui va lui permettre de décarbonner à terme, la totalité de sa production avec les trois millions de tonnes d’ammoniaque vert sans oublier que 85% de l’électricité de l’OCP est renouvelable. Pour le reste de l’industrie, le fait d’installer des plaques photovoltaïques ne permet en aucun cas de la décarbonner. Au mieux, nous avons vu des taux de décarbonation de 25% de la partie électrique. Mais, il reste 75% avec toute la partie thermique : fioul 7, Fioul 2, Gaz naturel...à décarbonner, et le seul moyen de le faire est la substitution avec l’hydrogène, ce qui n’est pas pour demain.

Ceci dit, l’Europe va nous imposer la taxe carbone selon le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières : MACF. Cette taxe qui sera facturée à nos entreprises est constituée de la différence entre l’empreinte carbone de l’exportateur, et celle de l’importateur. La France qui a une électricité très décarbonnée vers 50 Gr CO2/kWh, est le marché principal des entreprises marocaines ayant une électricité très carbonée vers 800 Gr CO2/kWh, soit 16 fois plus.

La décarbonation ne sera donc pas une guerre à armes égales. Avec ces deux chiffres, on comprend bien que l’électricité des entreprises exportatrices, doit être décarbonnée à plus de 90%, ce qui n’est absolument pas réalisable avec les moyens actuels.

Pensez vous que les objectifs fixés pour cette décarbonation sont atteignables ?

Si on prend deux entreprises qui fabriquent le même produit, au Maroc, et en Europe, l’empreinte carbone pour la partie thermique serait pratiquement la même, en dehors du transport qui va pénaliser l’entreprise marocaine, qui pourrait à terme adopter l’hydrogène pour ses livraisons camions en Europe, ce qui n’est pas encore très évident. Mais le plus gros de l’empreinte carbone va se jouer sur la partie électrique, étant donné, que les entreprises marocaines sont pénalisées par une électricité très carbonée : 68% de notre électricité est fabriquée à partir du charbon. Il est ainsi très urgent, que notre industrie à l’export, puisse comprendre son bilan et empreinte carbone, afin de trouver les solutions adéquates. Je dirai que les objectifs sont à définir non pas par secteur, mais par entreprise exportatrice.

Dans l’état actuel, les objectifs ne peuvent en aucun cas être atteints, très particulièrement avec le cadre réglementaire actuel, qui pose problème pour la décarbonation industrielle. Toute innovation serait bloquée par ce cadre.

Quels sont justement ces obstacles à lever pour aller plus vite ? et quels sont ces prérequis à mettre en place pour réussir cette démarche ?

La décarbonation se fera avec un plan à court terme, qui va cibler l’énergie électrique, qui pose le problème le plus urgent, et un plan moyen long terme qui va cibler les énergies thermiques, où l’hydrogène va jouer un grand rôle. Pour l’énergie électrique, nous n’avons pas d’autres choix, que d’engager rapidement nos entreprises, dans le processus du triangle d’or, qui découle du plan de transition énergétique initié par Sa Majesté le Roi en 2009, et validé, et retenu en 2022 par les experts du GIEC : Efficacité Energétique (-20%), Energies renouvelables sur site (-20-30%), et énergies renouvelables hors site (-20%-30%). Avec cet exemple de proportions, il est possible de neutraliser l’empreinte carbone de la partie électrique, vers 80% à 90%, et être en phase avec le pays le plus décarbonné de l’Europe : La France, qui reste notre premier client.

Quel regard portez sur le bilan de ce plan de transition énergétique ? les choses avancent-elles dans le bon sens ?

Les trois piliers de la transition énergétique marocaine, ont beaucoup de mal à soutenir cette transition. En effet, l’efficacité Energétique elle a été rehaussée à la priorité nationale par Sa Majesté, dans sa définition de la transition énergétique de 2009. Mais dans le contexte actuel, elle reste le parent pauvre de la transition énergétique marocaine. Aucun bilan chiffré depuis 2010 n’existe à ce jour, et il serait opportun de créer des centres de veille Energétique au sein même des zones industrielles, pour accompagner les entreprises dans ce grand mouvement qui est la transition énergétique. Chaque entreprise aurait son propre objectif de réduction de ses consommations. Sur le volet énergies renouvelables sur site, l’idée est de mettre en place de plaques photovoltaïques sur les toits des industries qui peut permettre une réduction allant jusqu’à 25% de la consommation d’origine fossile. Les entreprises qui ont une production continue peuvent profiter de cette énergie, mais pour la majorité écrasante des industries, la perte d’énergie peut atteindre plus de 40%, et être rémunéré sur 20%. Même ce cadre réglementaire défavorable, ne sera activé que dans quatre ans, au-delà de l’échéance de taxe carbone en 2026 ! Pour l’instant, la situation est bloquée. La loi 82/21 relative à l’autoproduction, ne peut être appliquée sans ses décrets d’application.

Concernant l’énergie renouvelable en hors site, une entreprise peut acheter l’électricité renouvelable d’un développeur en moyenne tension, mais un arrêté conjoint du ministère de la transition et de l’intérieur, vient de limiter cette électricité à 1.25% de la production nationale en 2022, et à 2% à 2031, ce qui va limiter le nombre de projets par région, sans compter le temps de développement de ces projets, même avec l’urgence de la décarbonation. Pour la haute tension, l’article 26 de la loi 13/09 est très clair, le développeur d’énergies renouvelables peut vendre l’électricité aux consommateurs raccordés au réseau moyenne tension. Cet article n’a jamais été activé, privant ainsi plus de 99% de nos industries des énergies renouvelables hors site...un autre obstacle règlementaire, qui est loin des intérêts de la nation.

Autre problématique à relever : il y a la montée du prix de la tonne de carbone qui risque de dépasser les 100 euros/Tonne en 2026. Si rien n’est fait, une entreprise textile moyenne à 200.000 kWh/mois, risque de payer 1.8 M Dh comme taxe carbone à l’entrée de l’UE, sans compter la taxe sur les combustibles fossiles ! Les revenus attendus par l’UE de cette taxe, sont de l’ordre de 14 milliards d’Euros, qui serviront à subventionner encore plus, la décarbonation en Europe...Les derniers de la classe, vont alors payer pour les premiers.