Arlette Soudan Nonault : «Nous permettons à la planète de respirer. Mais nous n’avons rien en retour »
Arlette Soudan Nonault, ministre de l’environnement, du développement durable et du bassin du Congo et coordinatrice technique de la commission climat du bassin du Congo 

En visite au Maroc dans le cadre de la préparation du sommet des trois bassins forestiers tropicaux mondiaux et de biodiversité de la planète prévu en octobre prochain à Brazzaville, la ministre congolaise Arlette Soudan Nonault également coordinatrice technique de la commission climat du bassin du Congo, plaide pour une justice climatique et exige des financements pour aller vers une transition énergétique. Entretien. 

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Vous êtes présente au Maroc en tant qu’envoyée spéciale de SEM Denis Sassou Nguesso, Président de la République du Congo et Président de la Commission Climat du Bassin du Congo, porteuse d’un message écrit à Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Quel est le bilan de cette visite ?

Arlette Soudan Nonault : D’abord, le Maroc est pour moi, une terre d’adoption. Le chef de l'État m'a confié cette mission de remettre une invitation à Sa Majesté le Roi Mohammed VI en vue de participer au sommet des 3 bassins forestiers tropicaux mondiaux et de biodiversité de la planète qui se tiendra à Brazzaville en octobre prochain. Cette étape du Maroc est cruciale. D’autant plus que la commission climatique du bassin du Congo a vu le jour, sous l’impulsion de Sa majesté le Roi pendant le sommet des Chefs d’État Africain en 2016 lors de la COP 22 à Marrakech. En effet, ce sommet sera tenu sous l'égide des Nations unies et de l’Union africaine et avec le grand parrainage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que nous attendons et qui nous a fait l'immense honneur de désigner Son Altesse Royale, la Princesse Lalla Hasnaa, parmi les ambassadeurs du fond bleu pour le bassin du Congo. L’événement aura surtout pour vocation de constituer une coalition mondiale destinée à soutenir la Décennie 2021 – 2030 des Nations Unies pour la restauration des écosystèmes et fera la synthèse entre les enjeux climatiques et de biodiversité.

Qu’attendez-vous concrètement de ce sommet ?

Cette année est celle de l’urgence climatique. Outre les trois bassins de l’Amazonie, le Bornéo-Mékong et le Congo qui vont porter ce sommet, cet événement sera marqué par la participation des pays du Nord en plus de la société civile, les ONG, les banques, les acteurs économiques ... L’idée est de rappeler dans le cadre de cette urgence, les grands enjeux de la problématique actuelle.

Aujourd'hui, nous sommes victimes d'inondations, d'érosion, d'insécurité alimentaire, nous avons des zoonoses, nous faisons face à des maladies provenant des animaux, de la faune.... Néanmoins, nous avons également besoin de l'énergie, de la transition énergétique et surtout de respecter nos engagements. Nous avons signé l'accord de Paris. Et nous nous sommes engagés également dans le cadre des 17 objectifs de développement durable. L'agenda 2063 de l'Afrique et celle 2030 des Nations Unies visent à promouvoir une Afrique prospère fondée sur une transformation économique structurelle comprenant une utilisation, une production et une consommation durables des ressources. Etant actuellement, les 3 bassins considérés comme les solutions de la planète, nous devons nous organiser en tant que coalition pour pouvoir être cette force qui parlerait d'une seule voix. Nous avons déjà identifié des solutions et des projets. Et l’ambition est de pouvoir les concrétiser sur le terrain. Le sommet de Brazzaville tenu, juste avant la COP 28, sera donc décisif.

Donc il s’agit principalement d’un problème de financement ?

Oui, concrètement, notre ambition est de mobiliser des financements. Au centre de l'article 5 de l'accord de Paris, il y a le marché du crédit carbone souverain. Nous sommes aujourd'hui de bons acteurs de l'atténuation. Mais, il nous faut aller vers le mécanisme de l'article 6 qui concerne le financement et qui nous permet d'accéder à ces ressources financières qui, loin d'être additionnelles, nous permettraient d'être autonome et d'aller vers une transition énergétique. Cet apport en plus n’est pas négligeable. C’est un plus de 30 à 40% pour notre économie. A titre d’exemple, nos forêts, séquestrent pas moins de 1,5 milliard de tonnes de CO2. Mais nous disposons également d’écosystèmes assez particuliers qui, stockent à eux seuls, 31 milliards de tonnes de CO2, soit l’équivalent de 3 à 4 années d’effets de serre de la planète. Lorsqu’on multiplie les 1,5 milliard de tonnes à un montant minimum de 50 dollars la tonne, je vous laisser faire le calcul. Vous imaginez l’apport pour notre économie ? Nous permettons à la planète de respirer. Mais qu’avons-nous en retour? Qu’est ce nous devrons faire de nos populations à qui nous demandons de se désengager des modes agressifs de l'exploitation des ressources naturelles ? Qu'est-ce que nous dirons à tous ces industriels à qui nous demandons d'aller vers une démarche plus durable pour notre bien-être ? Nous sommes de bons élèves. Mais, qu’est ce qu'ils nous reprochent enfin de compte ? D’être ainsi ? Ils nous demandent constamment de serrer la ceinture, et veulent nous faire passer pour des mendiants alors que nous rendons un service écosystémique aujourd'hui. Il faut prendre cela en considération.

Nous voulons simplement que l’achat de carbone ne soit pas dans un marché, tel qu’il est actuellement. Le système de rémunération est aberrant. C’est un véritable Far West. Sur le marché auquel on veut que nous ayons accès, on nous propose des tarifs entre 5 et 10 dollars ou 30 dollars maximums la tonne. Bien en deça de ce que préconise le marché du crédit carbone souverain, dans l’Accord de Paris, et qui oscille entre 50 et 150 dollars. Nous avons signé cet accord de Paris et nous l’avons adopté. Mais, nous ne pouvons pas comprendre pourquoi les pays du Nord ont accès aujourd’hui à ces financements. Et les pays du Sud devraient attendre. Il est temps que tout cela change.

Le premier sommet a eu lieu en 2011. Le deuxième n’a été prévu que douze ans après. Pourquoi vous avez attendu aussi longtemps ?

Vous avez raison, c'est une question qui se pose. Brazzaville a abrité le premier sommet en 2011. A ce moment, il y avait beaucoup de climato-sceptiques à mon sens. Et il n’y avait pas encore cette prise conscience quant à l’enjeu du climat.

N'oubliez pas que nous n'avions pas encore l'accord de Paris en 2011. Et nous n’avions pas cette grande pieuvre qui s'est installée au fil des années et qui aujourd'hui s'impose sur le plan planétaire. L’un des grands sujets qui devient d’actualité et qui sera inscrit dans l’agenda de Brazzaville, c'est la conciliation des questions du climat et celles liées à la biodiversité. Le sommet de 2011 avait déjà évoqué cela, mais les conclusions n'avaient pas été réellement mises en exécution. Aujourd'hui nous sommes dos au mur tous avec la dégradation du climat planétaire. L’heure est de trouver des solutions. Et à travers les trois bassins déjà cités, nous sommes la solution. Et nous voulons que le message soit transmis lors du deuxième sommet qui sera le lieu de l’action et non d’annonces.

Après l’étape Maroc, quels seront les prochaines pour la préparation de cet événement ?

Après le Maroc, je devrais me rendre à partir de lundi aux Émirats Arabes Unis, à Abu Dhabi. Ce pays va abriter la COP28. Et vu que les assises de Brazzaville se tiendront au mois d'octobre, Il faudra que les conclusions soient inscrites au niveau de l’agenda cette COP. Il faut savoir aussi que le sommet des trois bassins sera dorénavant annuel et rotatif. La prochaine édition est prévue normalement au Brésil, un pays qui va certainement abriter aussi la COP 29. Et ensuite, nous ça sera le tour de Bornéo-Mékong et de l'Asie du Sud-Est.

Aujourd’hui, les avis sont unanimes : le changement climatique constitue un obstacle à la croissance et au développement en Afrique? Dans quelle mesure cela menace-t-il l’économie du Congo?

Le changement climatique a un impact croissant sur le continent africain. Et la République du Congo est aussi concernée par ce fléau qui affecte la production agricole, et donc la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance des habitants. Les dégâts sont multiples. Mais c’est le secteur agricole qui en pâtit le plus avec un cycle de saisons qui est complètement modifié. La sécheresse impacte gravement les rendements agricoles. Les cultures souffrent aussi des inondations. Et cela accroît non seulement l’insécurité alimentaire, mais également les déplacements de population et les pressions exercées sur les ressources en eau. Nous comptons près de 25.000 habitants qui ont été obligés de se déplacer. Nous avons aussi des îles qui ont carrément disparu. Nous faisons également face à des érosions hydriques. C’est dire que nous subissons les effets néfastes de ce changement. Et cela nous impose de nous adapter et de rechercher les solutions adéquates avant que la situation s’aggrave encore plus.

Quelles seraient alors ces solutions à mettre en place en urgence, selon vous ?

A mon avis, le plus gros enjeu actuel reste la sensibilisation pour permettre une meilleure appropriation et aller vers une implémentation de solutions adéquates. Aujourd'hui, beaucoup ne sont pas encore conscients de l’enjeu et ignorent ce que veut dire réellement changement climatique. Ils pensent qu’il s’agit tout simplement de mots et expressions que nous employons pour les effrayer. Il serait judicieux alors d’intégrer cela dans les programmes éducatifs. Et pour renforcer les capacités, il est nécessaire d’avoir les moyens financiers qui permettront de mettre en place des instituts capables de préparer les différentes ressources humaines à non seulement s'adapter aux changements climatiques mais aussi au développement durable.

Le Congo est très avancé en matière d’atténuation. Mais nous voulons conjuguer aujourd’hui cela avec l’adaptation. Ce sont deux éléments intrinsèquement liés. Nous sommes victimes d'inondations, d'érosion, d'insécurité alimentaire...certes mais nous sommes aussi le continent qui pollue le moins. D’où cette notion d’injustice climatique. Il est temps de corriger cette injustice.

Inflation, rupture des chaines d’approvisionnement, insécurité alimentaire...les enjeux sont multiples. Quel est alors le modèle de développement que vous défendez pour le continent ?

La transformation de nos ressources dans nos pays. Ceci va permettra déjà de créer des emplois et va nous permettre justement de régler ces problèmes d'inflation. Aujourd’hui, nous sommes dans un cercle vertueux. Ils prennent nos ressources, les transforment et revendent à des prix exorbitants ce qu’ils ont pris gratuitement.

Les Etats, les pouvoirs publics, les administrations et les gouvernants que nous sommes, doivent mettre en place un cadre institutionnel et réglementaire qui octroie des facilités pour que le secteur privé joue pleinement son rôle. Il faut encourager la création des startups et l’émergence d’industries capables de transformer localement nos ressources naturelles.

Qu’en est t-il de la coopération entre le Maroc et la République du Congo dans le secteur de l’environnement et du climat ? Et quelles perspectives de développement ?

Les deux pays ont déjà signé un protocole d’accord dans ce sens. Et nous sommes liés par cette commission du climat pour le Bassin du Congo, créée sur l’initiative de sa Majesté le Roi Mohammed VI au Maroc lors de la COP 22 à Marrakech. Le Royaume s’est engagé aussi à accompagner la mise en œuvre du Fonds Bleu pour le Bassin du Congo à travers le Centre de Compétences Changement Climatique du Maroc (4C Maroc) qui nous permet aujourd’hui de renforcer nos capacités et former nos jeunes. L’ambition est d’aller encore plus loin. Et nous avons défini plusieurs pistes capables de renforcer et consolider encore notre coopération bilatérale notamment à travers ce protocole d'accord qui a été signé à Brazzaville à l’occasion de la visite de Sa Majesté le Roi du Maroc au Congo Brazzaville.

Comment la coopération Sud-Sud pourrait profiter aux deux pays dans ce domaine ?

Déjà nous communiquons entre nous et nous disposons de grandes passerelles. Aussi, il y a la ZLECAF qui est en train de prendre forme et qui est censée faciliter ce transit économique entre les pays africains. Il y a aussi cette volonté de nos dirigeants aujourd'hui qui, au-delà de la volonté politique, est en train de se transformer en actes concrets. En gros, nous sommes sur la bonne lancée.

Et le 2ème sommet des trois Bassins des Ecosystèmes de biodiversité et des Forêts Tropicales, tombe à point nommé et s’attaque à des problématiques mondiales d’actualité. Il vise surtout à constituer et installer une gouvernance strictement Sud – Sud, structurant les trois écosystèmes mondiaux qui représentent 80% de la biodiversité mondiale et sur lesquels reposent la pérennité de l’humanité.