IRAK La fausse solution d’un Etat confessionnel
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Pierre-Jean Luizard : Directeur de recherche au CNRS, historien de l’islam contemporain et grand spécialiste de l’Irak, Pierre-Jean Luizard a publié de nombreux livres sur ce pays notamment La question irakienne (2004) et Laïcités autoritaires en terres

 

PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉ GARÇON

Un système politique basé sur le communautarisme oppose les Irakiens les uns aux autres alors qu’Al Qaeda utilise les sunnites comme chair à canon pour prouver l’échec des Américains

L’Observateur du Maroc. Dix ans après la chute de Saddam Hussein, l’Irak sombre dans les pires violences qu’on ait connu depuis la guerre civile de 2005-2008…Comment l’expliquer ?

Pierre Jean Luizard. Les causes profondes résident dans des institutions qui opposent les Irakiens les uns aux autres non pas sur des bases politiques ou citoyennes mais sur des bases communautaires. La responsabilité principale en revient aux Américains qui ont tenté de reconstruire l’Etat à partir d’un système politique à la libanaise qui ne dit pas son nom. Ce système est basé sur une représentation communautaire et confessionnelle entre chiites et sunnites et se cache derrière un faux fédéralisme qui permet à chaque communauté et à chaque région de s’organiser derrière des réseaux clientélistes et d’hommes politiques présents au sein du gouvernement et promus sur la base de leur appartenance communautaire. Cette représentation « à la libanaise » empêche de sortir pacifiquement d’un système où il y a toujours des exclus et des marginalisés: les minorités et les majorités y sont en effet immuables puisqu’elles représentent des communautés en fonction de leur importance démographique supposée à l’inverse d’un système politique démocratique où alternent majorités et minorités. Face à cela, le rejet massif du confessionnalisme par la population irakienne est impuissant.

La participation des sunnites aux législatives de 2010 pouvait pourtant laisser penser qu’une page était tournée…

Cette élection avait suscité beaucoup d’espoirs mais ils ont été déçus car les personnalités incarnant les communautés chiite et sunnite -Nouri el Maliki et Iyad Alaoui qui avaient des velléités de dépasser le confessionnalisme - ont été rattrapées par les enjeux communautaires. La liste du premier ministre El Maliki a dû réintégrer le giron chiite pour ne pas aliéner les députés sadristes (issus du mouvement du leader radical chiite MoqtadaSadr, ndlr), tandis que le vote massif des sunnites en faveur de Iyad Alaoui (le Premier ministre du gouvernement intérimaire,ndlr) a transformé sa liste en liste sunnite. Malgré les discours unanimement hostiles au vote communautaire, celui-ci est resté à la base des réflexes dans l’isoloir : on continue d’avoir peur de ceux d’en face. La situation paraît d’autant plus inextricable qu’il n’existe plus d’outsiders capables de proposer une remise à plat des institutions dans ce système politique qui paraît non réformable et bloqué… Les sadristes, qui l’ont totalement intégré, en sont les promoteurs et les victimes puisque leur mouvance s’est divisée en cinq ou six tendances contradictoires même si Sadr continue à en être le fédérateur. La communauté sunnite a quant à elle implosé. Elle est divisée entre une classe politique qui, par intérêt matériel, s’intègre au système et les "conseils de réveil” (chargés de la sécurité de leur district, ndlr) qui sont pris entre deux feux: Al Qaeda, qui les cible systématiquement, et un gouvernement à majorité chiite qui n’en a intégré qu’une infime partie. Du coup, d’ex insurgés sont aujourd’hui sensibles aux sirènes des djihadistes qui sont eux mêmes divisés entre des Irakiens revenus à leur allégeance à Al Qaëda faute de place pour eux dans le système et des djihadistes directement liés à Al Qaëda. Ces derniers voient dans la communauté arabe sunnite une chair à canon dans une perspective politique qui n’a rien d’irakienne mais utilise les sunnites d’Irak pour transformer le pays en terre brûlée…

Au cours de sa récente visite aux Etats-Unis, Nouri El Maliki a demandé des armes pour combattre les violences. Les obtiendra-t-il?

Ce voyage où il a appelé les Américains au secours est une grande victoire pour les djihadistes et Al Qaeda. C’est exactement ce qu’ils cherchaient : d’une part, prouver au monde que le système politique installé par les Américains n’est pas viable puisque le premier ministre avoue être incapable de protéger ses concitoyens et d’autre part montrer que les dirigeants chiites sont des « alliés des Américains ». C’est donc une défaite pour el Maliki qui avait insisté en 2011 pour éviter tout pacte de sécurité entre les Etats-Unis et l’Irak et qui voulait apparaître comme l’homme fort capable de le réunifier. Aujourd’hui, il appelle à l’aide la puissance qui a occupé son pays pendant une dizaine d’années et dont il prétendait être le principal adversaire au sein des chiites…C’est symboliquement très grave pour son image et pour le gouvernement actuel. De leur côté, les Américains ont compris dès 2005 qu’il leur fallait se retirer d’Irak car le pays serait ingérable. En finançant et en armant les ex-insurgés, le général Petraeus (commandant de la coalition militaire en Irak, ndlr) a acheté une paix temporaire qui a permis aux Etats-Unis de se retirer en 2011. Actuellement, les Américains n’ont qu’une idée: se défaire au maximum de leurs responsabilités en Irak. Mais leur crédibilité sera en cause si le gouvernement de Maliki tombe et si le système politique s’effondre… Ils ont donc fait des déclarations symboliques de soutien. Peutêtre y aura-t-il quelques livraisons d’armes. Mais ils savent que cela ne résoudra rien et que le problème n’est pas militaire. Ils craignent aussi que les sympathies des politiciens chiites irakiens à l’égard de Bachar el Assad n’aggravent la situation et que d’éventuelles livraisons d’armes au gouvernement de Maliki ne soient utilisées contre l’opposition syrienne ou par des factions iraniennes.

La guerre en Syrie joue-t-elle un rôle dans la reprise des violences ?

Le contexte régional a réactivé une guerre civile irakienne qui n’a en réalité jamais cessé…La guerre en Syrie et sa tournure confessionnelle ont été perçues par les sunnites d’Irak comme le signal du réveil et de la revanche pour un certain nombre d’entre eux qui demeurent exclus du système politique ou des promesses de El Maliki de les intégrer dans les nouvelles forces de sécurité …

Quelle est l’influence de l’Iran?

Aux yeux des Américains, comme des politiciens sunnites, l’Iran porte une grande part de responsabilité dans la situation en raison de ce qu’ils estiment être son influence hégémonique en Irak. Or, aucun acteur étranger n’est en mesure de contrôler une situation totalement hors contrôle et l’Iran est spectateur du désastre actuel au même titre que les autres pays voisins. Il y a toutefois une influence iranienne « naturelle » en Irak qui passe par la communauté confessionnelle, plusieurs siècles d’histoire et de civilisation communes et par des dirigeants religieux chiites irakiens. Le grand ayatollah Sistani est par exemple iranien. Mais les dirigeants iraniens craignent de voir la ville de Nadjaf concurrencer Qom et redevenir ce qu’elle a été : un lieu de résidence pour l’opposition religieuse chiitte au régime de Téhéran. Les divisions des différentes tendances chiites irakiennes exacerbent en outre les luttes de clans en Iran même : chaque clan au pouvoir en Iran a des affidés chiites irakiens et les divisions des uns accentuent les clivages des autres... En réalité, la position de l’Iran est aujourd’hui très inconfortable en Irak : il n’a pas la capacité d’y restaurer la paix civile et la proximité entre chiites irakiens et iraniens est trop grande pour que l’extraterritorialité des villes saintes chiites irakiennes ne soit pas considérée comme un risque pour les dirigeants iraniens actuels. N’oublions pas que tous les grands ayatollahs iraniens ou irakiens sont opposés au système politique en place à Téhéran….

Que veulent Al Qaëda et ceux qui multiplient les attentats suicides en Irak ?

Leur objectif, c’est de provoquer l’effondrement du gouvernement actuel à majorité chiite et au-delà, celui du système politique que les Américains ont laissé derrière eux…Il s’agit pour eux de montrer au monde entier l’échec des Etats-Unis à reconstruire un Irak démocratique et stable…

Vue l’ampleur des tensions inter communautaires, le fédéralisme peut-il être une solution ?

Le fédéralisme a été adopté sous la pression des Kurdes quand le pays était sous occupation américaine. C’est une voie vers l’indépendance de fait puisque les Kurdes interdisent à l’armée irakienne de pénétrer dans les trois provinces autonomes kurdes et passent des contrats directement avec les compagnies étrangères sans en référer à Bagdad. Au delà des différences ethniques entre Arabes et Kurdes, ce fédéralisme a permis à la classe politique au pouvoir, chiite comme sunnite, de s’engouffrer dans la brèche et de développer des sortes de pouvoirs locaux dirigés par des ministres qui s’organisent souvent comme des fiefs autonomes et vont jusqu’à négocier des contrats pétroliers directement avec des compagnies étrangères dans les provinces dont ils sont originaires… Ce fédéralisme là est mortifère, notamment sur le plan pétrolier, car il oppose sans fin les Irakiens les uns aux autres. Au delà des différences communautaires, on observe chez les chiites des différences régionales de plus en plus accentuées. Ce fédéralisme, qui permet à trois provinces de se constituer en super régions, à l’instar des Kurdes, est donc très largement responsable de la violence actuelle et du fait par exemple qu’une ville comme Bagdad soit hérissée de palissades en béton pour séparer les différentes communautés. Il ne s’agit pas de fédéralisme mais d’une partition déguisée du pays …

Un Irak uni est-il viable à long terme ?

Sa division le condamnerait à une guerre sans fin. C’est ce que n’ont pas compris les dirigeants kurdes qui insistent pour intégrer au Kurdistan «historique» des territoires revendiqués par les Arabes et où se trouvent des gisements de pétrole. Les partisans d’un fédéralisme poussé à l’extrême ne parviendront pas à réunifier le pays. Vouloir tracer une frontière ethnique entre Arabes et Kurdes ou entre sunnites et chiites serait suicidaire.