Kiev, oranges pas mûres
Vincent HERVOUET

En Ukraine, une deuxième récolte d’orange. Des manifestants assiègent les ministères, les opposants campent sur la place de l’indépendance, les télévisions du monde entier ont installé leurs chapiteaux et suivent en direct ce mouvement qui est spontané et semble incontrôlable. C’est la même dramaturgie qu’en 2004, au moment de la « Révolution orange ». Aujourd’hui comme hier, le pouvoir a vacillé. Karl Marx disait que l’histoire se répète, la première fois en tragédie, la seconde en comédie. L’Ukraine a d’abord fait le contraire. Les affrontements avec les unités anti-émeutes ont fait des centaines de blessés au cours du week-end alors qu’en 2004, la révolution était restée joyeuse et pacifique. A l’époque, les Ukrainiens avaient barré la route à Viktor Ianoukovitch qui s’était autoproclamé vainqueur de la présidentielle, après avoir bourré les urnes. Il avait finalement cédé à la rue. Pour mieux revenir quelques années plus tard, après une cure de « media-training » et un « relooking » que lui ont fait subir des consultants américains. Il n’a d’ailleurs pas eu de mal à s’imposer : les divisions et les faux-pas des prooccidentaux lui ont pavé la route du pouvoir. Ces jours-ci, les Ukrainiens accusent à nouveau Viktor Ianoukovitch d’avoir volé leur avenir et de les avoir pris en otage. Après des années de négociation, le président ukrainien a in extremis rejeté le Traité d’association avec l’Europe, pour mieux se tourner vers le Kremlin.

Un coup de théâtre, presqu’un coup d’Etat. Vladimir Poutine ne lui aurait pas laissé le choix. L’Ukraine est endetté jusqu’au cou, elle devra rembourser l’an prochain 14 milliards de dollars à Moscou pour payer son gaz et rembourser ses arriérés de facture… Viktor Ianoukovitch est un roublard : il a préféré l’argent facile des Russes au chemin long et exigeant que lui proposait l’Europe. Sauf que les Ukrainiens n’ont pas envie de retourner en Union soviétique ! Ils ne veulent pas redevenir un satellite de la Russie. Ils ne se résignent pas à une vie politique atone téléguidée par les oligarques, à la médiocrité des apparatchiks, à la corruption générale et à l’impunité des réseaux mafieux qui tiennent toute l’économie nationale. C’est pour l’Etat de droit, la modernité libérale, l’ancrage en Europe que la foule se rassemble à Kiev et dans les grandes villes. Les Ukrainiens se sentent chez eux à Berlin ou à Paris. Ils ne rêvent ni d’Astana, ni d’Erevan. Le bras d’honneur que le régime a infligé aux voisins européens leur a servi d’électrochoc. L’Europe catalyse les rancoeurs contre un régime fossilisé. Il faut reconnaitre à Viktor Ianoukovitch son talent à encaisser. En voyant flotter sous ses fenêtres le drapeau bleu pavé d’étoiles, il a compris le message. Il a viré le chef de la police, condamné la violence et annoncé qu’il enverrait une délégation à Bruxelles pour reprendre les discussions sur le Traité d’association. Personne n’y croit mais il gagne du temps. C’est un joueur de poker, impavide.

En prétendant rouvrir la négociation, il fait aussi monter les enchères avec Vladimir Poutine. La preuve que Viktor Ianoukovitch est un bluffeur hors pair, c’est qu’il s’envole aussitôt pour Pékin en visite officielle pour le reste de la semaine. En prime, il fera escale au retour à Moscou ! Le Kremlin qui enchaine les succès diplomatiques avec l’Iran ou la Syrie, qui a réussi à attirer dans son orbite (l’Eurasie) l’Arménie et le Kazakhstan, tient à réussir son opération avec Kiev. De tous les pays aux marges de l’Europe, c’est le plus important. Par sa population (45 millions d’habitants), son industrie, son passé intimement lié à celui de la Russie orthodoxe. L’issue de la crise sera décisive pour Vladimir Poutine qui veut restaurer la Russie comme une grande puissance. Pour l’Europe aussi qui a cru trop longtemps qu’elle pouvait s’imposer à ses voisins, comme une évidence, pacifiquement, sans faire d’efforts. Il semble bien que les oranges en 2013 ne soient pas mûres. Le rejet d’une motion de censure par le parlement bien verrouillé par le pouvoir a découragé le plus gros des manifestants. Avec la marée qui se retire, on distingue mieux qu’un leader est né : Vitali Klitschko. C’est un ancien boxeur. Il a pris date pour les élections de l’an prochain. Il milite pour une sortie de crise en douceur. Il sait bien qu’on ne gagne par K.O que sur un ring. Dans la vie internationale, les victoires sont toujours relatives. Orange ou non, l’Ukraine a partie liée avec le monde russe comme avec l’Europe. Nier cette réalité paralyse le pays et hypothèque l’avenir. C’est ce qu’aura oublié Viktor Ianoukovitch