Les Syriens payent l’entente avec Téhéran au prix fort

SYRIE Banalisé, le conflit syrien disparaît des radars médiatiques en dépit d’un pays transformé en champs de ruines par Assad

Plus rien ne semble pouvoir briser le mur d’indifférence qui autorise en toute impunité Bachar al- Assad à bombarder sans répit les zones civiles pour empêcher les rebelles d’avancer. Jour après jour, le bilan s’alourdit - déjà 126.000 morts – et des centaines de réfugiés s’ajoutent aux deux millions de Syriens qui ont fui leur pays dévasté par la guerre. Un exemple parmi tant d’autres : des bombardements viennent de tuer 75 personnes en trois jours à El- Bab, une localité proche d’Alep, dont les habitants ont le tort de soutenir ouvertement la rébellion. A force de se répéter, l’horreur s’est banalisée. Et cela d’autant plus que le danger, la menace omniprésente des prises d’otages découragent de plus en plus les rédactions des grands journaux et des médias audiovisuels d’envoyer des journalistes en Syrie. Malgré cela, il y a pourtant bien assez d’images et de témoignages pour que personne ne puisse dire « je ne savais pas » ou invoque le prétexte d’informations « peu crédibles » pour se croiser les bras. D’innombrables Syriens risquent en effet quotidiennement leur vie en filmant avec des smartphones ou de petites caméras numériques des vidéos relayées par les réseaux sociaux...

BROUILLER LES CARTES

Tout se passe comme si l’émotion suscitée par le spectacle des atrocités finissait par être plus ravageuse que mobilisatrice. Surtout quand ce spectacle confond tout et met sur le même plan des centaines d’enfants gazés à l’arme chimique par Assad et quelques exécutions sommaires attribuées à des groupes armés rebelles, djihadistes ou pas. Renvoyer dos à dos des horreurs dont l’ampleur n’a aucune commune mesure n’est pas seulement choquant pour les Syriens qui vivent au quotidien la dévastation et la mort semées par Damas. Cela a aussi permis à Assad de brouiller les cartes en laissant planer des doutes sur qui fait quoi et de distiller le poison qui fabrique indifférence et renoncement au sein d’opinions qui se sentent impuissantes à changer le cours des choses : l’idée que « si Assad tombe, ce sera al Qaëda »… La peur, parfois proche de l’obsession et du fantasme, des islamistes allégrement assimilés à des djihadistes, est en effet devenue le dénominateur commun et … contre nature de Washington, Moscou, Berlin, Londres et Paris qui oublient trop facilement une évidence devenue cercle vicieux : ce sont l’indifférence et l’inaction internationales qui ont renforcé les djihadistes et c’est maintenant leur existence qu’on met en avant pour refuser aux rebelles les moyens militaires de se défendre contre les bombardements d’Assad !

LES SYRIENS SACRIFIÉS SUR L’AUTEL D’UN ACCORD AVEC TÉHÉRAN

Les luttes intestines au sein de l’opposition - où l’Armée Syrienne Libre tente de s’opposer aux ambitions des groupes proches d’Al Qaëda, très violents et voulant imposer leur loi – et plus encore l’accord russo-américain sur le démantèlement de l‘arsenal chimique syrien ont fait le reste. Moscou, champion de la manoeuvre dilatoire et du bluff, a réussi un coup de maître en proposant de « placer cet arsenal sous contrôle international » et de le détruire : donner l’impression que c’était là le problème et qu’on était en train de le régler ! Cela a abouti à l’enterrement de toute velléité de frappes militaires occidentales contre Damas et permis à Assad de reprendre l’offensive diplomatique et militaire. Le dictateur infréquentable est devenu un interlocuteur tout en continuant à bombarder sans répit les Syriens avec des Scud, des bombes incendiaires et des bombes à fragmentation, à les assiéger et à les affamer dans l’espoir absurde d’obtenir leur reddition grâce à cette stratégie d’étouffement. Cet épisode sur les armes chimiques a quoi qu’il en soit consacré l’abandon de l’opposition syrienne par la « communauté internationale » et entériné une évolution majeure: la guerre en Syrie a été au coeur d’un grand bargain - marché - entre Russes et Américains pour régler…le problème du nucléaire iranien. Barack Obama ne l’a jamais caché : pour une Amérique fatiguée de l’interventionnisme militaire et soucieuse de se désengager du Proche-Orient pour « rééquilibrer » ses relations vers l’Asie, le dossier nucléaire iranien est « bien plus important». Si décisif d’ailleurs pour les Etats-Unis qu’ils avaient entamé des contacts secrets avec Téhéran sous la présidence d’Ahmadinejad dès mars 2013 à Oman… L’élection d’un président « modéré » Hassan Rouhani n’a fait qu’accélérer les négociations qui ont abouti à l’accord signé le 24 novembre à Genève sur le nucléaire iranien. Et elle a consacré le sacrifice des Syriens sur l’autel d’une entente avec la République Islamique.

SANS PRESSION DES OPINIONS, LES ETATS NE BOUGENT PAS

Ce brouillage total du conflit syrien ne sert que les intérêts d’Assad et est au coeur de la difficulté à mobiliser les opinions occidentales et arabes même si une réelle empathie à l’égard de la révolution syrienne et un dégoût du tyran existent partout. Mais sans pression massive des opinions, les Etats – et encore moins leurs armées - ne bougent pas et l’indignation ne se transforme pas en action. Surtout quand il existe un autre frein à la mobilisation en faveur de l’opposition syrienne : la conviction des militants « anti-impérialistes » que des lobbies économiques et politiques imposent des guerres qui relèvent d’une « coalition d’intérêts » dirigée par les Etats-Unis, « puissance impérialiste » si il en est ! On comprend dès lors que les mises en cause – par ailleurs de moins en moins fréquentes – de l’ONU, des Américains ou des Européens résonnent comme des exercices obligés sans conséquence. Quel effet aura la déclaration du Département d’Etat américain affirmant dimanche que des hélicoptères ont lâché sur un marché « des bombes incendiaires contenant du matériel pouvant être comparé au napalm » ? Quelle suite aura l’accusation pourtant inédite de Navi Pilay, la Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, qui vient d’évoquer des « preuves indiquant une responsabilité directe » de Bachar al-Assad « dans des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité » ? Les opposants à Assad ne croient plus que ce type de déclarations puisse fédérer un véritable soutien diplomatique international autour de ceux qui ont toutes les raisons de se sentir abandonnés. Ou qu’une conférence Genève 2 serve, dans les conditions actuelles, à autre chose qu’à faire gagner du temps à Assad