« L’Irak exporte sa guerre en Syrie »
Mireille DUTEIL

Jean-Pierre, Historien, professeur des universités à Sciences Po, Paris, et enseignant à Columbia (New-York) ainsi qu’à Georgetown (Washington), Jean-Pierre Filiu, arabisant, spécialiste du Moyen-Orient, connaît la Syrie où il était diplomate pendant trente ans. L’été passé, il a été l’un des derniers Occidentaux à se rendre dans Alep assiégé. Il a résidé plusieurs jours aux côtés des révolutionnaires et en a rapporté un témoignage passionnant sur ce million de Syriens qui vivent en zone rebelle.

L’Observateur du Maroc. Les groupes rebelles liés à Al-Qaida se battent entre eux, l’opposition laïque semble impuissante et l’armée syrienne et ses alliés regagnent du terrain. Bachar el-Assad n’est-il pas en train de l’emporter ?

Jean-Pierre Filiu. Au bout de trois ans de guerre, le dictateur a plongé dans la confusion les non-syriens, qu’ils soient observateurs ou acteurs au conflit. La force du régime syrien, celui du père comme celui du fils, a toujours été de prospérer sur la méconnaissance des étrangers face à la réalité d’un régime qu’ils ne comprennent pas, qu’ils soient pour ou contre, peu importe.

Ce qui se passe n’est pas une guerre entre sunnites et chiites ou un épisode d’une nouvelle guerre froide. Ce qui se passe est une révolution. On commet tous l’erreur de penser qu’une révolution doit appliquer le modèle léniniste : un parti, un chef, un programme, comme la révolution russe de 1917. Une révolution peut être faite de vagues successives, ce fut le cas de la révolution française.

Mais les rebelles sont divisés, ils n’ont pas le vent en poupe ?

En dépit de tout ce qu’on dit, les révolutionnaires n’ont reculé nulle part. La révolution ce sont des gens, et l’on n’a pas vu de rebelles syriens se rallier à Bachar el-Assad. Et pourtant, un Syrien sur 100 a été tué, le pourcentage des blessés graves et des handicapés à vie, est encore plus important et un tiers de la population est soit déplacé à l’intérieur de la Syrie ou vit hors du pays.

N’oubliez pas que le régime a si peu de succès militaire qu’il est allé chercher de l’aide à l’extérieur, auprès du Hezbollah et des milices chiites irakiennes dont les combattants sont plus nombreux que ceux du Hezbollah.

JEAN-PIERRE FILIU

Quand les étrangers sont-ils arrivés auprès de l’armée syrienne ?

Dès 2011. Les milices chiites irakiennes sont venues garder les lieux saints chiites, en particulier le tombeau de Zineb, près de Damas. Le Hezbollah a aussi envoyé des conseillers en 2011. L’année suivante, les premiers commandos du Hezbollah sont arrivés ainsi que des Iraniens de la force Al Qods, membres des pasdarans car l’Iran a eu peur que Bachar el-Assad ne flanche. Puis leur nombre a encore augmenté à partir de mars 2013. Les milices chiites irakiennes sont nombreuses depuis l’été 2013. Elles sont envoyées directement par le gouvernement de Maliki. L’Irak exporte sa guerre en Syrie.

L’armée syrienne bombarde et utilise des blindés et l’aviation. Les vrais combats, la contre insurrection où les hommes se battent au corps à corps, ont lieu entre les révolutionnaires et les milices chiites irakiennes et celles du Hezbollah. Il y a tellement de victimes que certains au sein du Hezbollah libanais voudraient prendre du champ. Le Hezbollah a plus de morts que lors de la guerre avec Israël en 2006 et ce sont les forces les mieux formées qui tombent.

L’élection du président iranien Rohani peut-elle changer la donne en Syrie ?

Non, car ce sont les pasdarans qui tiennent la clé du dossier syrien. C’était vrai sous Ahmadinejad qui était proche d’eux, c’est encore vrai sous Rohani. Aussi penser comme certains Occidentaux qu’on peut amadouer l’Iran sur la Syrie est une erreur. Les pasdarans vont poursuivre leur politique en Syrie où ils font beaucoup d’argent. Rohani n’y peut rien.

Pourquoi cette guerre entre groupes djihadistes rebelles à Alep ?

Depuis janvier 2014, l’opposition anti-djihadiste dit avoir lancé une « seconde révolution » contre al-Qaeda. Les hommes du groupe qui se présente comme l’Etat islamique d’Irak et du Levant (EIIL) ont été expulsés d’Alep.

N’est-ce pas affaiblir la rébellion ?

Qu’a-t-on constaté sur le terrain ? Que les hommes de l’EIIL (ndlr, Etat Islamique en Irak et au Levant) se comportent comme les moukhabarate. Concrètement, quand des rebelles non djihadistes pourchassés par les troupes d’Assad sont attrapés par des combattants d’al-Qaeda, ces derniers les tuent. Les hommes d’Assad et ceux d’al-Qaeda fonctionnent de la même façon et se renforcent les uns les autres. Ainsi lorsque la ville de Raka était tenue par l’EIIL, il n’y avait pas un bombardement, lorsqu’elle a été reprise par les révolutionnaires, ils ont essuyé un déluge de feu. Ces hommes de l’EIIL sont des agents double, Bachar el-Assad n’a-t-il pas déclaré : « Nous avons des gens du côté de la révolution qui font du bon travail pour nous ». Il a déjà joué ce jeu en Irak de 2003 à 2008 contre les Américains en y envoyant des moukhabarate. A l’époque, ils s’étaient beaucoup enrichis dans les trafics.

Que des rebelles comme ceux du Front al Nosra se soient alliés aux djihadistes proches d’al-Qaeda, n’est pas mauvais signe pour l’avenir ?

Ils viennent de prouver qu’ils étaient plus efficaces que Bachar el-Assad contre les djihadistes. Le jour où la Coalition nationale syrienne (CNS) aura des armes et de l’argent de la part des Occidentaux, tout le monde sera avec elle. L’un d’eux me disait : « si demain on me demande de nous appeler ‘les fous de Madonna’ pour avoir des armes, nous le ferons ».

Comment expliquez-vous qu’Obama ait laissé tomber la rébellion syrienne ?

Obama se tourne vers le Pacifique et veut solder ces conflits d’un autre siècle, l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie et même le problème palestinien. Depuis la mort de Ben Laden, il a renvoyé toutes ces questions au second plan. Barack Obama est un cérébral, il n’a aucun sens de l’Histoire comme tragédie, pour lui c’est la combinaison d’un ensemble d’intérêts. Et les Syriens paient le prix de l’Afghanistan, de l’Iran, de la Libye…

La conférence de Genève II aura-t-elle lieu ?

Barack Obama la veut, pour lui l’important est le processus qui va être lancé, que les gens viennent à la même table. Quant à l’opposition syrienne de l’intérieur, elle se moque de Genève. Pour elle, Alep est plus important que Genève. Or à Alep, tous se parlent, la ligne de front entre la partie de la ville occupée par l’armée et celle sous l’égide des rebelles n’a pas de sens. Alep est le laboratoire de la transition et demain, chaque camp se débarrassera de ses extrémistes.

N’est-ce pas une vision un peu optimiste de la situation ?

Non. La mécanique étrangère valorise les pouvoirs étrangers qui jouent chacun leur carte en Syrie. A Damas, des dinosaures au pouvoir jouent sur les faiblesses et la désunion de l’opposition. La situation peut durer longtemps dans cette configuration internationale.

La victoire militaire est impossible par un camp ou un autre. Il faut donc aller vers une transition vue comme légitime. Mais il est impossible que la solution soit globale, elle se fera par région. Et Alep peut marquer le début d’une solution. Il faut qu’un minimum de présence internationale puisse permettre de créer une zone de sécurité où la réconciliation pourra se tenir.

« Je vous écris d’Alep. Au cœur de la Syrie en révolution », éditions Denoël, Paris, 2013