Le jeu dangereux du national-islamisme

Pour Recep Tayyip Erdogan, l’enjeu était si décisif qu’il l’avait conditionné à sa survie politique.

Englué depuis plusieurs mois dans des affaires de corruption, de malversations, de marchés publics truqués et accusé de dérive autocratique, le premier ministre turc avait transformé les élections municipales du 30 mars en référendum sur sa popularité.

Au moment où les réseaux sociaux multipliaient la diffusion de conversations téléphoniques accablantes entre Erdogan, son fils Bilal et des hommes d’affaires, le pari était risqué.

L’homme fort d’Ankara l’aura réussi en dépit de ce contexte empoisonné : son parti l’AKP reste, avec près de 46% des voix, la première force politique du pays.

Et, s’il enregistre une légère érosion par rapport aux 49,9% de voix engrangées aux législatives de 2011, il améliore son score de huit points par rapport aux municipales de 2009 !

Instrumentalisation du conflit syrien

Cette victoire est d’autant plus remarquable qu’elle ne se vérifie pas seulement dans la Turquie profonde et conservatrice – où elle était acquise – mais aussi dans les grandes villes, où elle l’était nettement moins.

Particulièrement à Ankara et plus encore à Istanbul, coeur de l’économie, de l’industrie et de la culture, où Erdogan avait été fortement ébranlé par le mouvement de contestation suscité au printemps dernier par la suppression du parc Gezi.

Or les deux villes restent aux mains des islamo-conservateurs de l’AKP.

Quant à l’opposition, notamment le CHP (social-démo-crate), elle n’a pu rassembler au delà de son électorat traditionnel de classes moyennes urbaines occidentalisées.

Rien n’aura ainsi réussi à affaiblir celui qui domine la scène politique turque depuis douze ans : ni l’avalanche d’affaires le mettant en cause avec son entourage proche ; ni le blocage de Twitter et de You Tube à la veille du scrutin, officiellement pour « empêcher la divulgation de secrets d’Etat » périlleuse pour la sécurité nationale.

Ni ses démêlés avec la confrérie de Fethullah Gülen, son ancien allié devenu son pire ennemi.

Ni même les accusations d’avoir, au risque d’un embrasement, instrumentalisé le conflit syrien par des déclarations guerrières et en abattant un avion de chasse syrien le 23 mars, pour détourner l’attention de l’opinion turque des affaires de corruption.

Guerre ouverte contre les Gülenistes

En réalité, Recep Tayyip Erdogan l’a emporté en dramatisant le débat politique au cours de grands meetings rassemblant des dizaines de milliers de personnes galvanisées à coup de discours très nationalistes et religieux.

Jouant à fond la polarisation – « moi ou le chaos » -, il n’a cessé de dénoncer les « complots de l’étranger » (les Etats-Unis, les banques, l’Union Européenne, les Juifs, les réseaux sociaux) contre la Turquie et « l’Etat parallèle » instauré par la confrérie Gülen accusée de tous les maux et de toutes les révélations.

Non sans succès puisque les sondages montrent que près de 60% des Turcs croient effectivement à l’existence de « complots » contre le premier ministre.

Au final, sa force aura été de demeurer, en dépit de tout, un facteur de stabilité aux yeux de l’électorat musulman.

Une décennie de succès économiques, avec un PIB par habitant qui a presque triplé, et l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie auront aussi largement contribué à l’enracinement de son parti.

La crise politique demeure

Mais si ce résultat électoral ouvre la voie au premier ministre pour se présenter au scrutin présidentiel d’août prochain – le premier au suffrage universel -, il ne met pas un terme à la crise politique.

Renforcé par les urnes lui qui ne croit qu’en elles, Erdogan risque de poursuivre sa fuite en avant contre les libertés, l’indépendance de la justice et la presse et d’accentuer la confrontation avec ses adversaires, à commencer par les « gülenistes ».

Bref à pousser son avantage le plus loin possible.

« Ceux qui ont attaqué la Turquie ont échoué et ils en paieront le prix. Nous les poursuivrons jusque dans leur repaire. L’heure du nettoyage devant la justice est venue », s’est-il écrié en annonçant sa victoire au balcon du siège de l’AKP.

Avec à ses côtés - ultime provocation ? - son fils Bilal qui est au coeur de tous les scandales.

Première étape de cette reprise en main annoncée : changer la Constitution pour renforcer les prérogatives du chef de l’Etat.

Si Erdogan n’y parvient pas, il pourrait oublier ses promesses et se présenter à nouveau comme premier ministre lors des législatives de 2015, voire avant s’il décide de les anticiper pour profiter de la dynamique des municipales.

Pour autant, celui qui incarna pendant plus d’une décennie le fameux « modèle turc » - ce cocktail mêlant islam, démocratie et dynamisme économique – aurait tort de penser qu’il peut continuer une marche certes triomphale mais qui divise la Turquie et mine son économie ❚