JUAN-CARLOS : Du coup d’État au coup de théâtre
Vincent HERVOUET

La foule à la Puerta del Sol, au soir de l’annonce de l’abdication de Juan-Carlos. Dix mille manifestants, comme à Barcelone, raillant gaiement et avec méchanceté l’infant Felipe qui sera bientôt Felipe Sexto, Philippe le Sixième. L’extrême-gauche a mobilisé, les communistes, les écologistes, les « Indignés » qui plaisent tant aux médias qui carburent à l’émotion. Tout un théâtre de rue pour réclamer… un référendum. Pour ou contre la monarchie. C’est la question qu’ils veulent poser et ils ont la réponse. Ils brandissent le drapeau à bande violette de la République. 80 ans après, cette gauche radicale n’a toujours pas digéré d’avoir perdu la guerre civile qu’elle avait provoquée. Ils veulent une revanche. Rien appris, rien compris. Ils pourront bien obtenir un référendum et le perdre, cela ne les découragerait pas… Sur un air de carmagnole, ils continueront à exiger le droit du peuple dont ils s’estiment les seuls représentants légitimes, à disposer de lui-même. Ils ont fait un tabac aux élections européennes de la semaine dernière et ils se souviennent que le roi Alfonse XIII abdiqua après la victoire de la gauche radicale aux municipales de 1930. On mesure soudain ce que le trône d’Espagne a de fragile et combien il est lié au destin personnel de Juan-Carlos. Le roi que Franco a choisi, en squeezant son père le Comte de Barcelone et en oubliant le cousin Alfonse, pourtant prétendant légitime de la branche aînée et propre gendre du caudillo. En s’affranchissant des lois dynastiques, le dictateur instaura la monarchie plus qu’il ne la restaura… Franco éleva jalousement Juan-Carlos. Il lui choisit même son prénom ! Jusque-là, pour l’état civil il se nommait Juan comme son père et son entourage l’appelait Juanito. Il lui enseigna le métier des armes et l’exercice du pouvoir, lui fit prêter serment de fidélité et l’imposa comme son héritier. Une fois sur le trône, tout le génie de Juan-Carlos aura été de trahir son mentor pour assurer la paix civile. Il a su négocier la démocratisation en isolant les barons du régime. Quand un colonel de la Guardia Civil a pris les Cortes en otage pour stopper la dérive progressiste et la marginalisation du franquisme, Juan Carlos a ordonné aux grands chefs militaires qu’ils lui obéissent comme au successeur voulu par Franco et qu’ils restent dans leurs casernes. Le putsch a avorté. C’est la dernière fois qu’un monarque héréditaire en Europe a joué un rôle politique décisif. Six mois plus tard, les socialistes formaient un gouvernement. Le roi devenu i mm ensé ment populaire put alors se retirer dans son palais de la Zarzuela et s’adonner à son métier, qui est celui d’un ambassadeur de prestige davantage qu’un arbitre du jeu politique. Sans pouvoir exécutif, il a regardé alterner aux affaires le Parti Populaire et le Psoe, il a laissé le royaume s’arrimer à l’Europe puis l’Euro dicter sa loi, il a été le témoin passif de la corruption qui a saisi la gauche des années 80 et de l’aveuglement belliqueux des néoconservateurs à la fin des années 90, des folies de la spéculation immobilière, des débordements de la movida et de la victoire dans la guerre au terrorisme basque… Installé dans le paysage comme un figurant, Juan Carlos s’est pris pour sa cousine, Elisabeth II. Sauf que les traditions ne sont pas les mêmes. Chaque Anglais est une île mais Elisabeth règne sur un Royaume Uni. La monarchie espagnole plonge ses racines dans l’histoire d’une nation qu’elle a conquise en l’unifiant. L’affirmation des nationalismes basques ou catalans la remet forcément en cause. En conjurant le putsch de 1981, Juan Carlos a conquis sa légitimité et accompli un rôle historique évident. Il a refermé symboliquement la parenthèse de la guerre civile et réconcilié les Espagnols des deux bords. Le reste du règne a paru monotone. Il a suffi d’un safari couteux en Afrique australe pour que le roi voit sa popularité ruinée. Des opérations à répétition l’ont cloué à une chaise roulante ou obligé à marcher avec des béquilles et cette image d’une fin de règne n’a pas soigné le moral déprimé d’Espagnols endurant une crise économique sans fin. Enfin, le scandale du gendre et de l’infante qui n’ont pas résisté à l’attrait de l’argent facile ont accablé un peu plus l’institution. Autant de raisons invoquées par les éditorialistes pour expliquer l’abdication… qu’ils n’ont pas vu venir, que la constitution ne prévoit pas, que le souverain lui-même avait exclu. Sur son lit de mort, Franco fit venir Juan-Carlos et lui demanda de garder l’Espagne « Unie, grande et indivisible » comme le proclamait alors la devise nationale. C’est tout le défi qui va se poser maintenant à Felipe. Les Catalans sont résolus à organiser leur référendum d’autodétermination à l’automne. Les Basques ont l’intention d’en faire autant. La crise a relancé les forces centrifuges et les passions qui ont déjà conduit l’Espagne au chaos. Du coup d’état de 1981 au coup de théâtre de ce lundi, Juan Carlos aura inventé ses propres règles. Son dauphin aura besoin d’autant de génie politique pour maintenir le pays en paix et l’Espagne entière ❚