Libre cours
Naim KAMAL

Au moment où j’écris, 23 juillet, ça fait quinze ans jour pour jour. Subitement la radio et la télévision nationales interrompent leurs émissions pour ne plus diffuser que la lecture de versets coraniques. Le doute cède la place à la certitude. La confirmation officielle ne viendra qu’à vingt heures par le discours de celui qui allait dans quelques heures devenir le 21e roi de la dynastie alaouite sous le nom de Mohammed VI. C’est un instant de ceux dont on se rappelle où on était et ce qu’on faisait. Les Marocains étaient pris dans le tourbillon de la stupéfaction, du doute et de l’incertitude. A 22h 30, la télévision transmet la cérémonie de la bay’a. Mohammed VI, le visage fermé, drapé dans la dignité de son nouveau métier, assiste à la signature de l’acte d’allégeance. C’est l’avènement d’un nouveau règne officialisé le 30 juillet. Le roi est mort, vive le roi ! Le legs est lourd mais rapidement le nouveau monarque imprime son tempo aux chantiers des réformes. Comme grisés par les horizons qui s’ouvrent, on allait vivre au rythme d’un souverain voyageur. Les cinq premières années du règne, perturbés par les attentas du 16 mai 2003 et parasités par une subversion, il faut le dire soft, de quelques « militants » de la vingt-cinquième heure, sont vécues comme sur un tapis volant porté par la mise en place du nouveau concept de l’autorité, nom de guerre de la débasrisation de l’administration territoriale, le lancement des grands chantiers structurants et d’une politique de réconciliation des Marocains entre eux-mêmes et entre eux et leur passé. Le remplacement, le 9 novembre 1999 de Driss Basri par Ahmed Midaoui, ministre, et Fouad Ali El Himma, ministre délégué, permet à Mohammed VI de faire tomber un symbole et de marquer la plénitude de ses pouvoirs. Et pendant que les Marocains apprenaient qu’avec les longs périples du Roi à travers le royaume, ils assistaient à la naissance d’un mode de gouvernement, peu de dissertation et beaucoup de corps à corps avec les gens et leurs problèmes, deux grands affluents soutiennent le changement : le code de la famille est le premier choc des cultures que rencontre Mohammed VI sur sa route. Les débuts des années 2000 sont marqués par un affrontement qui prend les allures d’une « guerre civile » entre pro et anti plan d'intégration de la femme dans le développement. Si quelqu’un pouvait encore douter de l’habileté politique de Mohammed VI, la manière dont il désamorce la crise au profit de la femme, édifie sur ses intentions et sa manière de faire l’Instance Equité et Réconciliation pour solder les méfaits de ce qu’il est convenu d’appeler « les années de plomb » viendra compléter cette autre façon de faire que va mettre en oeuvre par petites touches ce nouveau roi. A partir de 2006, la réforme du Maroc atteint une vitesse de croisière en vue de sa maturation, mais qui ne manque pas d’entraîner dans son sillage un certain ronronnement de temps en temps troublé par la lute contre le terrorisme islamiste. Décemebre 2010, la Tunisie s’embrase à partir de l’immolation d’un jeune marchand ambulant. Le « printemps arabe » est lancé. Il emporte la Libye, contamine l’Egypte, infecte la Syrie et se propage dans d’autres pays arabes. Deux mois plus tard il arrive au Maroc sous le nom du 20 février. Dès le début, les vingt-fiévristes se révèlent un mouvement indéfinissable où se retrouvent toutes les aspirations et se regroupent moult frustrations. C’est un mouvement de jeunes joyeux et rêveurs comme tous les mouvements des jeunes. Ils réaliseront sans doute un jour une partie de leurs rêves et reviendront un autre, un peu plus tard, de beaucoup de leurs utopies. Mais sur l’instant, des professionnels de la politique, gauchistes et islamistes, s’y greffaient pour réaliser par procuration leurs objectifs. Mohammed VI est face à sa première crise majeure. De son QG il observe le mouvement et pendant près de vingt jours il ne dit mot, laissant aux forces de l’ordre le cantonnement du mouvement sans violence excessive et sans recours aux armes à feu si répandu ailleurs. Des noms de personnalités publiques et privées, rendues à elles seules le concentré de tous les maux du Maroc, passés et à venir, sont jetés en pâture. Le mimétisme par lequel on reprenait ici les slogans des Tunisiens et des Egyptiens pour faire comme eux ou mieux qu’eux, témoignait de la panne sèche de la créativité d’une jeunesse fraîche, vaillante, aspirante mais exposée à la manipulation qui réduisait son ambition à des onomatopées politiques. Sans craindre le ridicule, des hommes d’affaires, des intellectuels, des journalistes et des acteurs de la société civile, des partis ou une partie de ces partis, atteints par la fébrilité ou pris de panique, redécouvrent les vertus de la jeunesse et lui jouent du violent sous son balcon. Le 9 mars, le souverain sort de son silence pour annoncer une réforme constitutionnelle. Deux mois plus tard, près de trois millions de spectateurs vibrent à Mawazine, festival honni par les islamistes et les févrieristes, aux rythmes des musiques du monde à Rabat. C’est bien plus que ce que les manifestations du 20 février ont pu réunir en trois mois. Le 1er juillet 2011, les Marocains adoptent la nouvelle constitution. Mohammed VI pouvait célébrer son deuxième avènement. Y a-t-il une exception marocaine ? La réponse est oui même si la question s’est imposée d’elle-même dès l’embrasement de la Tunisie suivie de l’Egypte. C’était une façon de s’interroger sur la possibilité du Maroc de se soustraire à la déferlante qui semblait entraîner le monde arabe dans une dynamique vertueuse, qui s’avéra cercle infernal❚