« Le califat auquel rêve les salafistes est une véritable machine de guerre »
MYRIAM BENRAAD, Chercheuse, spu00e9cialiste de lu2019Irak.

 

L’Observateur du Maroc : Comment expliquez- vous que l’État islamique soit devenu une force aussi importante ?

Chercheuse : En 2003, à la chute de Saddam Hussein, des djihadistes se sont emparés des armes du régime baasiste. Ils ont aussi reçu une importante aide financière de la part de riches familles du Golfe soucieuses de lutter contre les États-Unis. En octobre 2006, en Irak, ces djihadistes se sont autoproclamé « Etat islamique en Irak et au Levant » (EIIL) et disent vouloir défendre les sunnites irakiens dans un Etat confisqué par les chiites. Ils étaient alors liés à Al-Qaeda. En 2011, lorsque l’EIIL passe en Syrie combattre l’armée de Bachar el-Assad, le président alaouite, des divergences éclatent entre djihadistes syriens et irakiens. Elles aboutissent à des combats meurtriers entre les deux branches djihadistes. Le Front al-Nusra, l’aile syrienne, reste liée à Al- Qaeda tandis qu’Abou Bakr el-Baghadi décide de mener sa guerre et annonce qu’il instaure le califat à cheval sur la Syrie et l’Irak.

N’a-t-on pas sous-estimé ces djihadistes ?

Si, bien sûr. Lorsque en 2006, Daesh a annoncé la création de l’État islamique, les Américains ne l’a pas pris au sérieux. Ils ont déclaré que ce groupe était une organisation fictive qui voulait se relégitimer. Or Daesh a un vrai projet qui a été sous-estimé par les Etats- Unis d’abord, puis par l’Irak qui a laissé pourrir la situation.

Son projet est-il seulement territorial ?

Depuis 2006, Daesh n’a jamais dévié de son projet : la restauration du califat, qui est aussi l’objectif de tous les islamistes, et la conquête territoriale. La grande offensive militaire de Daesh ne date pas de juin dernier, lorsque les djihadistes ont pris Mossoul, mais de janvier 2014, lorsqu’ils se sont emparés des villes irakiennes de Fallouja et de Ramadi. C’est la bataille du califat contre l’État-nation sans compter l’asservissement des populations qu’ils conquièrent et l’élimination des chrétiens et des yézidis.

Quelle fut la principale erreur des Occidentaux au départ ?

En 2006, les Occidentaux déconnectent l’Etat islamique de son projet global et regardent le Moyen-Orient, pays par pays. Ainsi, ils s’occupent de la Syrie et oublient l’Irak. Or Daesh a un objectif « a-national », il remet en cause les frontières et s’oppose ainsi aux nationalistes arabes. Les Occidentaux échouent parce qu’ils ne voient pas que ce sont des forces transnationales qui sont à l’oeuvre. Ils ont sous-estimé la volonté militaire et la force idéologique de Daesh. Le califat auquel rêve les salafistes est une véritable machine de guerre. Il est lamentable que la réaction soit aussi tardive.

Et comment sont-ils devenus aussi puissants et nombreux ?

Au départ, ils ses sont enrichis grâce à la contrebande entre l’Irak, la Syrie et la Turquie. Depuis 1990, celle-ci était aux mains des tribus, d’où l’opposition des tribus aux djihadistes. Puis lorsque Daesh s’est emparé, à l’est de la Syrie, de la région pétrolière qui était passée entre les mains des rebelles en 2012, les djihadistes ont exploité des puits de pétrole à leurs propres fins. Cette manne leur permet de recruter et de payer plusieurs centaines de dollars par mois leurs combattants. Concrètement, Daesh est autosuffisant financièrement depuis 2006 et c’est aujourd’hui le groupe djihadiste le plus riche du monde, qui achète ses propres armes sur le marché informel et n’a plus besoin de sponsors.

Ses financiers du Golfe ne l’aident plus?

Officiellement, cela a toujours été des milieux informels. Saoudiens ou du Golfe qui soutenaient les djihadistes Mais l’Arabie Saoudite entretient un jeu cynique. Les combattants saoudiens favorables à l’EI remontent à l’occupation américaine. Alimenter le djihad en Irak et en Syrie, c’est aussi le moyen pour Ryad de se débarrasser de ses djihadistes. L’Arabie Saoudite n’a jamais imaginé que l’Etat islamique deviendrait un tel danger. Elle n’en a pris conscience que dans les dernières semaines. Et il n’y a pas encore une large mobilisation contre les djihadistes. Le royaume est face à ses contradictions, d’autant plus que depuis juillet 2013 et le putsch contre Mohamed Morsi, le président égyptien issu des Frères musulmans, l’Arabie Saoudite s’est efforcée d’éliminer la frange modérée de l’islam politique. Tous ces États ont longtemps cru qu’en finançant les djihadistes, ils s’en préserveraient. Cela se retourne contre eux. Ils sont pris de court, comme l’est la Turquie qui les a laissé transiter par son territoire pour aller en Syrie. C’est le retour du bâton.

La coalition qui se met en place ne risque-t-elle pas d’être vue comme une machine de guerre occidentale, comme en 1990 ?

C’est la raison pour laquelle Barack Obama veut se dissocier franchement du contexte de la guerre du Golfe. Aujourd’hui, ce n’est pas un contexte d’agression mais une réplique à une conquête de territoire de la part de l’EI, car celle-ci est le début d’une contagion qui menace le Liban, la Jordanie, le Golfe, l’Arabie Saoudite. Tous ces États sont dans la ligne de mire de Daesh. Les djihadistes veulent les renverser. Il y a déjà des groupes djihadistes dans le Sinaï qui ont déclaré qu’ils vont se ranger sous le drapeau du calife Abou Bakr al-Baghdadi. Aqmi a fait de même, ainsi que des groupes au Yémen, en Afghanistan. Il ne s’agit donc pas de la même situation qu’en 1990 lors de l’occupation du Koweït par Saddam Hussein. La coalition n’a donc pas les mêmes objectifs, Barack Obama prend ses distances avec l’interventionnisme des Bush père et fils aussi bien celui de 1990 que de 2003, lors du renversement de Saddam Hussein. Pour Washington, il s’agit de réagir à une attaque contre leurs intérêts, en particulier depuis la mort des deux otages américains.

Peut-on gagner cette guerre avec des frappes aériennes ?

L’intervention occidentale ne servira pas si il n’y a pas un gouvernement irakien qui agit militairement et politiquement pour réconcilier les Irakiens. C’est la même chose en Syrie. Et si Daesh est battu en Irak mais perdure en Syrie, l’intervention ne servira à rien. Il faut mobiliser la population. On ne gagne pas une guerre via des frappes aériennes. Surtout quand il s’agit d’une guerre asymétrique, parmi des populations qui sont infiltrées. Barack Obama en est conscient et répète que la solution politique à cette crise est entre les mains des Irakiens et des Syriens. Le problème est que l’opposition syrienne a été décimée par les djihadistes.

La guerre peut-elle être gagnée sans le soutien des tribus ?

Les tribus sunnites soutiennent Daesh parce qu’elles s’estiment trahies par les Américains qui avaient promis de les intégrer dans le nouvel Irak. Certaines, aujourd’hui, se retournent contre les djihadistes. Leur problème, c’est que contrairement à 2007, elles ne reçoivent ni armes ni argent des Américains. La seule solution est de les armer ainsi que les groupes d’autodéfense. Ils sont nombreux à travers tous le pays prêts à défendre leurs familles, leurs biens, leurs vies. Les Kurdes ne parviendront pas seuls à contenir les djihadistes.

Y’a-t-il une solution sans les pays de la région ?

C’est douteux. Mais tant que l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Iran ne sont pas directement visés, elles ne veulent pas s’impliquer. Je ne pense pas que l’Iran soit un élément de stabilité dans la région. Tous ces pays n’ont pas intérêt à un Irak qui se relève❚