L’impossible deuil de Siham Bouhlal

'La poétesse, médiéviste et traductrice S. Bouhlal nous parle de son roman «Et ton absence se fera chair», une autofiction anti deuil et un hommage poétique à feu Driss Benzekri.'

L’observateur du Maroc et d’Afrique: Pourquoi avoir attendu 8 ans pour sortir ce roman ?

Siham Bouhlal : Ce n’est pas le 1er de mes ouvrages à rendre hommage à Driss. Il y a eu «Songes d’une nuit berbère», «Mort à vif » et Driss est disséminé un peu partout dans mes livres. Je n’ai pas attendu 8 ans, c’est le temps qu’il m’a fallu pour mûrir, apaiser la colère de la perte, dissiper la souffrance et aussi travailler le livre. C’est comme un ouvrage d’une noueuse de tapis, rien ne devait être bâclé, la trame devait trouver la voie de se faire, les motifs adhérer à l’ensemble, avoir des reliefs ou être discrets par moments. C’est un travail fait avec le sang, la chair, l’âme, les larmes et les rires aussi. Un roman ne raconte pas toujours que de la fiction, les histoires de Qays et Layla, sont dites romans d’amour aussi. Maintenant, on appelle cela autofiction. J’y raconte aussi la dimension du rêve, qui n’est ni réalité ni imagination, mais les deux à la fois. Driss et moi, nous étions un peu comme ça.

C’était difficile de passer de la poésie au roman sans sombrer dans la prose ?

Pas du tout. J’ai déjà publié des livres en prose, «Princesse Amazigh», «Etreintes» et travaille aussi en ma qualité de médiéviste sur des textes alliant à la fois poésie et prose. Que ce soit poésie ou prose, les mots justes doivent être trouvés. Sombrer dans la prose est aussi délicieux que sombrer dans la poésie. Ecrire pour moi est un don, nous l’avons dans le sang ou pas, le genre importe peu. C’est un jeu aussi avec les mots et quand on est prêt à se jeter dans le brasier, c’est là que réside le talent. J’écris avec ce feu.

Ce roman est pour vous une histoire romancée et rêvée.

Oui, j’y emploie les techniques du roman et cette immensité qu’offre le rêve. Je voulais lui rendre hommage et aussi montrer son côté humain, privé et l’élever comme il le mérite dans une dimension universelle, par le biais de l’imagination. Tout y est confondu, ce que nous avons vécu, rêvé, voulu faire ou fait. La mort est annoncée dès le début, donc le lecteur ne s’attendra pas à un dénouement, mais c’est ce chemin inverse qui donne au livre son originalité.

Dans votre roman, il est question d’amour, de deuil, de nostalgie. Vous n’arrivez pas à faire le deuil ?

Après 8 ans, j’y ai renoncé et je trouve cela grotesque. S’il me faut oublier Driss pour faire le deuil, alors, je ne le veux toujours pas. Le propos du livre aussi est de montrer que tout deuil est impossible, car l’on doit en quelque sorte assassiner à nouveau la personne aimée. La mort ne suffit-elle pas à l’emporter sous terre, faut-il que ceux qui l’ont aimé l’oublient ?

Vous refusez de tourner la page ?

Driss n’est pas une page qu’on tourne et c’est vrai pour toutes sortes d’évènements, ou d’avènements dans nos vies, dans notre pays. Il faut garder à l’esprit notre histoire, elle est inscrite sur nos corps et coule avec notre sang. Mais nous pouvons, comme dans ce roman, trouver un autre moyen pour s’ouvrir à la vie, et continuer à vivre. Driss laisse une trace indélébile partout en moi et je vis avec elle et grâce à elle.

Ecrire est une thérapie qui vous aide à exorciser vos souffrances ?

La souffrance aide à une meilleure écriture, l’inverse n’est pas vrai pour moi. Je ne pensais pas à une thérapie en écrivant mon roman. Je racontais tout simplement à Driss notre histoire. La douleur, elle reste intacte, le roman fait sa propre vie.

Garder un style sensuel et charnel, c’est important pour vous ?

J’écris comme je suis et je suis comme j’écris. Mon style est qualifié de sensuel, charnel, mais aussi spirituel, mystique. J’apprends toujours, au fil des livres que j’écris ou que je lis, mais j’ai une manière, un style qui sont miens et ceci est plutôt une bonne nouvelle. Cela veut dire que je suis sur la voie de l’écriture, de la poésie.

Les thèmes de l’amour et de la mort sont une obsession dont vous n’arrivez pas à vous défaire ?

Je dirai une obsession dont je ne veux pas me défaire, parce que je ne vois pas dans ce monde de thèmes plus importants que l’amour et la mort. Tout le reste en découle. Il faut savoir aimer, pour comprendre ce qu’est être une femme ou un homme libre, pour comprendre le sens de la justice … et savoir que l’on va mourir pour aiguiser notre sens du sacrifice, du don de soi, de la générosité pour sa patrie, pour sa famille, pour l’humanité. Comment puis-je toucher au sens de l’humanité si je ne vais pas dans les profondeurs de l’amour et de la mort ? Comment puis-je savourer la vie tout simplement ?

à l’instar des détails charnels, vous dressez le portrait de l’homme militant à la fois fort, sensible, aimant et sensuel.

Driss était un homme sincère, franc, entier, une personnalité indivisible. Ce livre lui ressemble en tous points. Le charnel faisant partie de notre vie de tous les jours, déterminant aussi qui nous sommes. J’ai voulu parler de lui comme entité et non pas de manière fragmentaire ou le réduire à un discours politique. Car, que reste-t-il de son travail, de lui ? Un discours.

Vous vivez en France depuis 31 ans. Pensez-vous un jour rentrer au Maroc ?

Je ne compte pas fuir ce pays qui m’a accueilli, dont je porte la nationalité. Je n’ai pas rompu avec le Maroc et je continue à être une marocaine authentique. Mais une certaine rupture au niveau de la mentalité, de la conscience du sens de la liberté, m’inciteraient à ne pas revenir de manière définitive au Maroc. Et puis je n’aime pas m’établir, je suis souvent partie dans d’autres pays et au Maroc aussi, c’est plus stimulant pour moi. Je n’aime pas m’enfermer dans une chose unique.

Vos parents ont-ils orienté votre style ?

Ma mère, Badia Sekkat, est une grande diseuse de poésies anciennes de langue arabe, elle est sortie de Qarawin et puis, c’est une femme de goût, très raffinée. Mon père, Tahar Bouhlal, calligraphe, est un véritable artiste qui vit dans l’ombre, s’il avait vécu en France, son art aurait été valorisé... Mes parents ont influencé ma façon d’être et donné à voir et à vivre un amour puissant, une passion célèbre. En cela, ils ont plus au moins orienté mon style.

Votre famille est originaire de Fès et Rabat, d’où vous vient cette passion pour la culture Amazigh ?

Ce n’est pas étonnant, le pays tout entier était Amazigh, alors d’où que mes aïeux soient venus, je suis amazighe, je le revendique. C’est mon sol de naissance, j’ai fait mon baptême avec sa terre, je suis passionnée par ce que je considère comme ma culture qui rajoute à ma fierté d’être de ce pays tel qu’il est actuellement.

Comment évaluez-vous les réalisations du gouvernement actuel au Maroc ?

Nous avons régressé en matière des droits des femmes et de libertés individuelles, des droits d’autres « minorités » comme les LBGT, qui n’ont aucun droit sur notre sol. L’agressivité montante des uns contre les autres. Voyez les affaires des filles d’Inzgane et du jeune travesti tabassé à Fès. La pauvreté subsiste. L’autre jour revenant tard à Casablanca, j’ai vu une femme couchée avec ses enfants sur des cartons. Un gouvernement qui dort dans des villas, sachant que des gens qui comptent sur eux dorment à même le sol, dans les rues, devrait avoir honte ! Vos projets ? Ecrire, puis écrire, et encore écrire. Mon prochain livre parle de ce qu’on appelle hijab ou voile ✱